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Le Roi des Gnomes 2 страница




Tout cela s’était fait avec une telle rapidité que le pauvre philosophe n’avait pas eu le temps de se reconnaître. Il saisit ses genoux à deux mains dans l’intention de les arrêter; mais, ô stupéfaction, ses jambes bondissaient contre sa volonté, et faisaient des courbettes dignes d’un cheval circassien. Ce n’est que lorsqu’ils eurent laissé loin derrière eux le hameau, et qu’une plaine immense se déroula devant leurs yeux, bordée d’un côté par une forêt sombre comme une trace de charbon, ce n’est qu’alors qu’il se dit à lui-même: — Eh! mais, c’est une sorcière? —

Le croissant de la lune répandait dans l’air une blanche lueur. La timide lumière de minuit, toute pénétrée de vapeurs ondoyantes, s’étendait légèrement sur la terre comme un voile diaphane. Les bois, les prairies, les vallons, les collines, tout semblait dormir avec les yeux ouverts. Le vent ne bruissait nulle part. Il y avait quelque chose d’humide et de chaud dans la fraîcheur de la nuit. Les ombres des arbres et des broussailles tombaient longues et aiguës comme des queues de comètes sur la surface unie de la plaine.

Telle était la nuit quand le philosophe Thomas Brutus galopait de la sorte avec un si étranger cavalier sur le dos. Il éprouvait un sentiment inconnu, plein d’angoisse, et doux pourtant, qui glissait sur son cœur; il baissa la tête, et il lui sembla que l’herbe de la steppe, qui se trouvait presque sous ses pieds, croissait bien loin et bien bas, et qu’au-dessus d’elle s’étendait une nappe d’eau claire comme la source des montagnes. Cette herbe lui apparaissait comme le fond d’une mer limpide et transparente, perdue jusqu’en ses dernières profondeurs. Du moins, il y voyait clairement sa propre image, réfléchie avec celle de la vieille qui chevauchait sur son dos. Il lui semblait qu’au lieu de la lune, un soleil inconnu éclairait les profondeurs de cette mer. Au loin, bien loin, il croyait voir et entendre les petites clochettes bleues qui tintaient en courbant leurs calices. Puis, il aperçoit comme un roussalksa [9], qui sortait d’une touffe de grands roseaux; il voit ses épaules et ses jambes, arrondies et fermes, mais toutes formées de tremblotements et d’étincelles. Elle se retourne vers lui, et voilà que son visage, avec des yeux clairs et perçants, avec un chant qui lui entrait dans l’âme, s’approche, atteint presque à la surface de l’eau, et après avoir tremblé d’un rire éclatant, plonge et s’éloigne encore. Elle se renverse alors sur le dos, et les contours de sa gorge, blanche comme la porcelaine qui n’est pas encore vernie, semblent transparents aux rayons caressants de ce soleil nocturne. Une foule de petites bulles la couvrent comme autant de perles; elle tremblote et rit au fond de l’eau.

Voit-il cela, ou ne le voit-il point? Rêve-t-il, ou est-il éveillé? Et là-bas, qu’entend-il? Est-ce du vent ou de la musique? Cela résonne, s’approche, et pénètre dans l’âme comme un trille aigu.

— Qu’est-ce que cela veut dire? — pensait le philosophe Thomas Brutus, en regardant en bas, et toujours emporté à pleine carrière. Couvert de sueur, il éprouvait une sensation diaboliquement agréable, une espèce de jouissance terrible, qui faisait peur par sa force même. Il lui semblait parfois qu’il n’avait plus de cœur, et il posait avec effroi sa main sur sa poitrine. Éperdu, brisé de fatigue, il tâche de se rappeler toutes les prières qu’il avait apprises; il répétait tous les exorcismes imaginables. Tout à coup il sentit une espèce de soulagement. Sa marche devenait moins rapide, la sorcière l’étreignait moins fortement; les hautes herbes touchaient déjà ses pieds, et il n’y voyait plus rien de surnaturel. Le croissant de la lune brillait seul au firmament.

— Bien, bien, — pensa le philosophe Thomas; et il se mit à réciter à haute voix ses exorcismes. Tout à coup, avec la promptitude de l’éclair, il retire sa tête de dessous les jambes de la vieille, et lui saute à son tour sur le dos. La vieille se mit à courir à tout petits pas, mais avec une rapidité si grande, que son cavalier pouvait à peine respirer. Le sol semblait fuir sous ses pieds. Tout était serein à la lueur imparfaite de la lune; les plaines paraissaient unies, mais tout se confondait devant ses yeux, par la célérité de sa course. Il saisit au passage un bâton qui se trouvait par terre, et commença à battre la sorcière de toutes ses forces. Celle-ci se mit à pousser de longs gémissements, qui étaient d’abord menaçants et colères et qui, s’affaiblissant, devinrent de plus en plus doux, purs, agréables; enfin ils retentissaient à. peine (comme de petites clochettes d’argent. Involontairement il se demanda à lui-même:

— Est-ce bien une vieille?

— Oh! je n’en puis plus, dit-elle d’une voix brisée par la souffrance; et elle tomba sur la terre, immobile. —

Il s’arrêta près d’elle, et lui regarda dans les yeux. L’aurore commençait à poindre, et l’on voyait étinceler dans le lointain les coupoles dorées des églises de Kiew. C’était une belle jeune fille qui se trouvait couchée devant lui, avec de grands cheveux épars et des cils longs et droits comme des flèches. Elle était privée de connaissance, et avait rejeté de côté et d’autre ses bras nus et blancs. Elle gémissait avec effort, en levant au ciel ses yeux remplis de larmes. Thomas se mit à trembler comme une feuille; il ressentait de la pitié, de la terreur, une agitation étrange. Il se mit à courir à toutes jambes; son cœur battait violemment dans sa poitrine, et il ne pouvait s’expliquer les bizarres sentiments qui l’agitaient. Notre philosophe avait perdu l’envie d’aller à la campagne, et il se hâtait de regagner Kiew, en pensant, tout le long du chemin, à une aventure si extraordinaire.

Il n’y avait presque plus d’étudiants dans la ville; tous s’étaient dispersés dans les environs, avec ou sans conditions, car il n’est pas difficile de trouver partout, dans les campagnes de la Petite Russie, des galouchkis, du lait, du fromage, et des pâtés gros comme la tête, sans payer un sou d’argent. La grande maison à demi ruinée où se trouvait établi le séminaire était complétement vide; et malgré le soin que mit le philosophe à chercher dans tous les recoins et tous les trous un morceau de saindoux ou une croûte de pain blanc que les écoliers y cachaient d’ordinaire, il ne put rien découvrir. Cependant il sut bientôt remédier à sa détresse. Il parcourut trois fois, en sifflant, la place du marché, et bientôt se mit d’accord, par un clignement d’œil, avec une jeune veuve, habillée de jaune, qui vendait des rubans, du plomb de chasse et des roues de charrettes. Le premier jour il fut bourré de pâtés, de hachis, de volailles; en un mot, il est impossible d’énumérer tout ce qu’il avait sur la table qu’on lui avait dressée dans une maisonnette fort propre, au milieu d’un jardin de cerisiers. Le même soir, on pouvait voir le philosophe établi au cabaret. Il était couché sur un banc, fumant selon son habitude, et il jeta devant tout le monde une pièce d’or au juif cabaretier. Un grand pot d’étain se dressait en face de lui; il regardait les passants d’un air calme, insouciant, et ne pensait plus du tout à son aventure.

A cette époque, le bruit courut partout que la fille d’un des plus riches centeniers[10], dont la terre se trouvait à cinquante verstes de Kiew, était revenue un jour d’une promenade toute battue, rouée de coups, et n’ayant plus la force de marcher. On ajouta qu’elle était à l’agonie, et qu’avant de mourir, elle avait témoigné l’envie que les prières des agonisants, qui se disent d’ordinaire pendant trois jours après la mort, fussent récitées par l’un des étudiants du séminaire de Kiew, nommé Thomas Brutus. Le philosophe apprit cela du recteur lui-même, qui le fit venir dans sa chambre et lui déclara qu’il eût à partir sans retard, attendu qu’un riche seigneur avait envoyé tout exprès des hommes, des chevaux et une kibitka pour le prendre.

Le philosophe tressaillit, sans savoir précisément pourquoi; une espèce de pressentiment lui disait tout bas que quelque chose de lugubre et de terrible l’attendait. Il déclara, sans hésiter, qu’il ne voulait pas partir.

— Écoute, domine Thomas, lui répondit le recteur (ce digne homme avait l’habitude de parler quelquefois avec politesse à ses subordonnés), personne ne songe seulement à te demander ton avis là-dessus. Je me borne à dire que si tu t’avises, encore de faire l’esprit fort, je te ferai fouetter le dos et le reste avec de jeunes branches de bouleau, de telle sorte que tu n’auras plus besoin pour le moment d’aller au bain. —

Le philosophe sortit en se grattant légèrement derrière l’oreille, et sans mot dire. Mais il se promettait bien de profiter de la première occasion pour mettre son salut dans ses jambes.

Il descendait tout pensif l’escalier rapide qui menait à la cour entourée de peupliers du séminaire, quand il entendit clairement la voix du recteur qui donnait des ordres à son sommelier et à une autre personne, envoyée sans doute par le centenier.

— Remercie le seigneur pour ses œufs et son gruau d’orge, disait le recteur, et dis-lui que je lui enverrai les livres dont il me parle dans sa lettre, dès qu’ils seront prêts. Je les ai déjà donnés à un écrivain pour qu’il les copie. Et n’oublie pas, mon ami, de rappeler de ma part à ton maître que je sais qu’il y a d’excellents poissons dans ses étangs, surtout de gros esturgeons. Je le prie de m’en envoyer; ici, au marché, le poisson est cher et mauvais. Et toi, Iavtoukh, donne à ces gens un verre d’eau-de-vie. Et vous, n'oubliez pas d’attacher le philosophe; sans quoi, il serait bientôt déguerpi.

— Voyez-vous ce fils du diable! — se dit le philosophe, qui avait tout entendu; il a mis le nez sur l’affaire, le héron aux longs pieds.

Descendu dans la cour, il aperçut une kibitka, qu’il avait prise, dans le premier moment, pour une grange montée sur des roues. Et en vérité, elle était aussi profonde qu’un four à cuire des briques. C’était l’équipage ordinaire de Cracovie, dans lequel voyagent les juifs avec leurs marchandises, par toutes les villes où ils flairent une foire. Six Cosaques, grands et forts, mais un peu vieux déjà, l’attendaient. Leurs caftans de drap fin, ornés de brandebourgs, faisaient voir qu’ils appartenaient à un seigneur riche et puissant. De petites cicatrices montraient aussi qu’ils avaient glorieusement fait la guerre.

— Que faire? se dit le philosophe; ce qui doit arriver arrive. —

Et s’adressant aux Cosaques, il leur dit d’une voix forte: — Bonjour, camarades.

— Bonjour, seigneur philosophe, lui répondirent quelques-uns d’entre eux.

— Eh bien! je dois donc aller avec vous? Quelle belle kibitka! poursuivit-il en grimpant sur le marchepied; il n’y aurait qu’à louer des musiciens, car on pourrait danser là-dedans.

-— Oui, c’est un équipage bien proportionné, — répondit un des Cosaques en s’asseyant de travers, près du cocher dont la tête était enveloppée d’un torchon, à la place de son bonnet, qu’il avait déjà eu le temps de laisser en gage dans un cabaret.

Les cinq autres s’introduisirent dans les profondeurs de la kibitka, et s’assirent sur des sacs remplis de toutes sortes d’objets qu’ils avaient achetés dans la ville.

— Je serais curieux de savoir, dit le philosophe, si, par exemple, on chargeait cette kibitka de quelques marchandises, comme du sel ou du fer, combien il faudrait de chevaux pour la traîner.

— Oui, dit après un long silence le Cosaque qui s’était assis près du cocher, on aurait besoin d’un nombre de chevaux bien proportionné. —

Après une réponse aussi péremptoire, le Cosaque se crut en droit de se taire pendant toute la route.

Notre philosophe avait le plus grand désir de savoir qui était ce centenier, quel caractère il avait, et ce qu’était sa fille, revenue à la maison d’une manière si étrange, maintenant à l’article de la mort, et dont l’histoire se trouvait tout à coup mêlée à la sienne propre, enfin ce qui se passait dans leur maison. Mais toutes ces questions, il les faisait en vain; les Cosaques étaient probablement des philosophes comme lui, car ils ne disaient mot et fumaient leurs pipes. Cependant l’un d’eux, s’adressant au cocher:

— Prends garde, Overko, vieux fainéant que tu es, lui dit-il; quand tu approcheras du cabaret qui se trouve sur la route de Tchoukhraïloff, n’oublie pas de t’arrêter et de réveiller moi et les autres, si nous étions endormis. —

Cela dit, il se mit à ronfler. Mais sa recommandation était complétement inutile, car à peine la gigantesque kibitka fut-elle en vue du cabaret de la route, que tous s’écrièrent à la fois:

— Arrête! —

D’ailleurs, les chevaux d’0verko avaient l’habitude de s’arrêter d’eux-mêmes devant chaque bouchon.

Malgré la chaleur accablante d’une journée de juillet, ils sortirent tous de la kibitka et entrèrent dans une sale échoppe. Le juif cabaretier s’élança au-devant d’eux avec des démonstrations de joie, comme à la vue de vieilles connaissances. Il apporta, sous le pan de sa robe, quelques saucissons, et après les avoir étalés sur la table, il détourna la tête de ce mets défendu par le Talmud. Tout le monde se plaça, puis un énorme pot de faïence apparut devant chaque convive. Le philosophe Thomas prit part au banquet général, et comme les Petits-Russiens, lorsqu’ils sont ivres, ont l’habitude de s’embrasser et de pleurer, bientôt toute la chambre retentit de tendres accolades.

— Viens, Spirid, que je t’embrasse.

— Approche-toi, Doroch, que je te serre sur mon cœur. —

Un des Cosaques, plus vieux que tous les autres, et portant de longues moustaches grises, posa sa tête sur sa main, et bientôt sanglota à fendre l’âme de ce qu’il n’avait plus ni père ni mère, et de ce qu’il était seul au monde. Un autre, grand raisonneur, ne cessait de le consoler en lui disant:

— Ne pleure pas, je t’en prie, ne pleure pas; Dieu sait ce que c’est. —

Un troisième, celui qui s’appelait Doroch, se montra tout à coup très-curieux, et se mit à accabler de questions le philosophe Thomas.

— Je voudrais bien savoir ce qu’on vous enseigne au séminaire. Vous apprend-on la même chose que ce que le diacre nous lit dans l’église, ou bien autre chose?

— Ne le demande pas, disait le raisonneur d’une voix embarrassée; que cela soit comme cela est. Dieu sait déjà tout ce qu’il faut; Dieu sait tout.

— Non, non, disait Doroch, je veux savoir ce qu’il y a dans leurs livres; peut-être qu’il y a tout à fait autre chose que chez le diacre.

— O mon Dieu, mon Dieu, répétait le raisonneur, pourquoi dire de pareilles choses? C’est déjà la volonté de Dieu; il est impossible de changer ce que Dieu a fait; impossible.

— Je veux savoir tout ce qui est écrit; je veux aller au séminaire; je le veux, je le veux. Crois-tu que je n’apprendrai pas? Je saurai tout, tout.

— 0 mon Dieu, mon Dieu, — dit le raisonneur; et il laissa tomber sa tête sur la table, car il n’était plus en état de la tenir droite.

Les autres Cosaques parlaient des seigneurs et de la raison pourquoi il y a une lune au ciel.

En voyant cette disposition des esprits, le philosophe Thomas prit le parti d’en profiter pour s’enfuir. Il commença par s’adresser au vieux Cosaque qui se lamentait d’être sans père ni mère.

— Vois-tu, mon oncle, comme tu pleures; et moi aussi je suis orphelin. Laissez-moi sortir, enfants; qu’avez-vous besoin de moi?

— Laissons-le sortir, dirent quelques-uns. C’est un orphelin; qu’il aille où bon lui semble.

— O mon Dieu, mon Dieu, s’écria le consolateur en soulevant un peu la tête, laissez-le, laissez-le partir. —

Et les Cosaques voulaient déjà le conduire eux-mêmes dans les champs. Mais celui qui s’était montré si curieux les arrêta.

— Non, dit-il, je veux causer avec lui du séminaire. —

Du reste, il est douteux qu’une pareille fuite fût possible, car lorsque le philosophe essaya de se lever de table, il lui sembla que ses pieds étaient de bois, et il aperçut une si grande quantité de portes dans la chambre, qu’il lui eût été difficile de trouver la véritable.

C’est seulement vers le soir que toute cette compagnie se rappela qu’elle devait se mettre en route. Après s’être empaquetés dans la kibitka, ils partirent en fouettant les chevaux et en chantant à tue-tête une chanson dont il eût été fort difficile de comprendre les paroles et la mélodie. Après avoir erré presque toute la nuit, perdant à chaque instant la route qu’ils auraient dû connaître par cœur, ils descendirent enfin une côte très-rapide qui les conduisit dans un vallon; et le philosophe remarqua de l’un et de l’autre côté du chemin des haies derrière lesquelles s’élevaient de petits arbres et des toits de maisons. C’était un grand village qui appartenait au centenier. Il était déjà plus de minuit. Sur un ciel sombre, étincelaient par-ci par-là de petites étoiles. On ne voyait de lumière dans aucune maison. Ils entrèrent dans une grande cour, au bruit des aboiements d’une foule de chiens. De chaque côté, l’on apercevait des granges et des cabanes couvertes en chaume. L’une de ces maisons, qui se trouvait juste en face de la porte d’entrée, était plus grande que les autres, et paraissait être la demeure du centenier. La kibitka s’arrêta devant une espèce de grange, et nos voyageurs gagnèrent tous leurs gîtes. Le philosophe avait bien l’intention d’examiner d’abord l’extérieur de la maison seigneuriale; mais il avait beau écarquiller les yeux, il ne voyait rien de clair. La maison devenait un ours, la cheminée le recteur. Thomas se résignant, laissa tomber son bras, et alla se coucher.

Quand il s’éveilla, toute la maison était dans une agitation extrême. La fille du seigneur était morte pendant la nuit. Les domestiques couraient çà et là tout effarés. Quelques vieilles pleuraient. Une foule de curieux regardaient par la haie dans la cour, comme s’ils eussent eu quelque chose à voir. Alors le philosophe se mit à examiner les lieux qu’il n’avait pu discerner pendant la nuit. La maison du seigneur était un petit bâtiment très-bas, comme on les construisait jadis dans la Petite Russie. Elle était couverte en chaume. Un petit fronton, haut et pointu, percé d’une fenêtre ronde le sourcil serait très-arqué, était tout badigeonné de fleurs jaunes ou bleues et de croissants rouges. Il était soutenu par de petites colonnes en bois de chêne, rondes jusqu’au milieu, hexagones par le bas et curieusement travaillées au chapiteau. Sous ce fronton se trouvait un petit perron avec des bancs aux deux côtés, et de pareils frontons, sur de pareilles colonnes, mais torses, ornaient les autres faces de la maison, devant laquelle croissait un grand poirier aux feuilles tremblotantes, dont le sommet avait la forme d’une pyramide. Plusieurs granges traversaient la cour et formaient une espèce de large rue qui menait au principal corps de logis. Derrière les granges, près de la porte d’entrée, se trouvaient deux petits caveaux triangulaires, l’un en face de l’autre, aussi couverts en chaume. Chacun de leurs trois pans de mur était percé d’une petite porte, et couvert de différentes peintures. Sur l’un d’eux était représenté un Cosaque assis sur un tonneau, qui tenait au-dessus de sa tête un large broc avec cette inscription:

 

Je boirai tout cela.

 

Sur l’autre mur, on voyait une grande bouteille, des flacons, un cheval les pieds en l’air, une pipe, un tambour de basque, et l’inscription:

 

Le vin est le plaisir du Cosaque.

 

Par la fenêtre ronde d’une des mansardes, on pouvait apercevoir un gros tambour et plusieurs trompettes en cuivre. Enfin deux petits canons étaient en batterie près de la porte. Tout cela montrait que le maître de céans aimait à se réjouir, et que sa maison retentissait souvent de cris de fête. Hors de la porte se trouvaient deux moulins à vent. Derrière la maison s’étendaient de vastes jardins, et à travers les cimes des arbres, on ne voyait que les faîtes noircis des cheminées, tandis que les maisons disparaissaient dans la verdure. Tout le village était bâti sur un plateau au milieu du versant de la montagne, qui, très-escarpée, finissait précisément derrière la maison seigneuriale. Regardée d’en bas, elle semblait encore d’une pente plus rapide, et tout le long de son sommet croissaient de hautes et maigres bruyères qui tranchaient en noir sur le ciel bleu. Ses flancs nus, en terre glaise, étaient tristes à voir, tout sillonnés par les eaux torrentielles. Le long de ces pentes étaient comme collées deux petites maisonnettes, au-dessus desquelles s’étendaient les branches d’un large pommier, dont les racines étaient entourées de petits pieux, soutenant de la bonne terre. Les pommes qu’abattait le vent roulaient jusque dans la maison du seigneur. Une route serpentait le long de la montagne venant aboutir au village.

Quand le philosophe eut bien mesuré des yeux la rapidité de cette pente, et quand il se rappela le voyage de la veille, il se dit ou que les chevaux du centenier avaient le pied bien sûr, ou que les Cosaques avaient des têtes bien fortes pour se risquer dans de tels précipices.

Le philosophe se trouvait sur le point culminant de la cour, et quand il se retourna pour regarder de l’autre côté, un tout autre paysage s’offrit à ses regards. Le village descendait graduellement jusqu’à la plaine, où des prairies se déroulaient à perte de vue. Leur verdure éclatante s’assombrissait dans le lointain, et une foule de hameaux se marquaient en teintes bleues éparses dans la steppe. Quelques-uns n’étaient pas à moins de vingt verstes de la maison du centenier. Une petite chaîne de collines longeait cette vaste plaine, où le Dnieper étincelait et miroitait comme une plaque d’acier.

— Ah! quel beau pays! se dit le philosophe; voilà où il ferait bon vivre, où il ferait bon pêcher dans le fleuve ou les étangs, et chasser des strépettes et des cronschneps [11] avec des filets ou le fusil. Du reste, je crois qu’il y a aussi beaucoup de grandes outardes dans les champs. On pourrait également sécher des fruits et les vendre à la ville, ou, mieux encore, en faire de l’eau-de-vie, car l’eau-de-vie de fruits ne peut se comparer à nulle autre. Il ne serait pas mauvais non plus de penser à ma fuite. —

Alors il aperçut derrière la haie un petit sentier qui était presque caché sous les hautes herbes. Il y mit le pied machinalement, avec l’intention de faire une petite promenade, et puis, peu à peu, de s’échapper à travers les maisons. Mais il sentit tout à coup sur son épaule une main assez lourde.

Derrière lui se trouvait le même vieux Cosaque qui, la veille au soir, avait tant pleuré la perte de ses parents.

— C’est en vain que tu t’imagines, seigneur philosophe, pouvoir t’enfuir de chez nous, lui dit-il; ce n’est pas notre habitude de laisser échapper quelqu’un; et puis les routes sont mauvaises pour un piéton. Allons plutôt chez le seigneur, où tu es attendu depuis longtemps.

— Eh bien, quoi? marchons: j’irai avec plaisir, — dit le philosophe.

Et il suivit le Cosaque.

Le centenier, homme déjà vieux, à moustaches grises et portant sur le visage une morne expression de tristesse, était assis devant une table dans sa chambre, la tête appuyée sur ses deux mains. La douleur dont il portait l’empreinte et une pâleur cadavéreuse montraient que son âme avait été brisée et tuée en un instant, que toute sa gaieté passée, toute sa vie bruyante avaient disparu pour toujours. A l’arrivée de Thomas et du vieux Cosaque, il écarta une de ses mains, et fit un petit mouvement de tête en réponse à leur profond salut.

Thomas et le Cosaque s’étaient arrêtés respectueusement près de la porte.

— Qui es-tu et d’où viens-tu, brave homme? dit le centenier d’une voix qui n’était ni dure, ni affable.

— Je suis un étudiant, le philosophe Thomas Brutus.

— Et qui était ton père?

— Je n’en sais rien, seigneur.

— Et ta mère?

— Je n’en sais rien non plus.... Maintenant que j’ai réfléchi, j’avais certainement une mère; mais qui elle était, d’où elle venait, et quand elle a vécu, e n’en sais rien, devant Dieu. —

Le centenier se tut, et sembla réfléchir pendant quelques instants.

— Comment as-tu fait la connaissance de ma fille? -— Je n’ai pas fait sa connaissance, seigneur, je le jure. Je n’ai pas encore eu affaire aux demoiselles depuis ma naissance. Foin des demoiselles, pour ne pas dire quelque chose de plus indécent.

— Pourquoi donc est-ce précisément toi qu’elle choisi pour lui réciter ses prières? —

Le philosophe hocha de l’épaule.

— Dieu sait comment l’expliquer. Il est reconnu que les seigneurs désirent parfois des choses ou l’homme le plus savant ne saurait rien comprendre. N’y a-t-il pas un proverbe qui dit: Saute, diable, comme le seigneur l’ordonne?

-— Mais ne dis-tu pas des bêtises, seigneur philosophe?

— Que le tonnerre me frappe sur la place si je mens. — N’eût-elle vécu, hélas! qu’une minute de plus, dit amèrement le centenier, j’aurais certainement tout su. «Ne permets à personne de me lire les prières, mais envoie, papa, au séminaire de Kiew, à l’instant même, et fais amener le boursier Thomas Brutus. Qu’il prie trois nuits pour mon âme pécheresse; il sait....» Mais ce qu’il sait, je n’ai pas pu l’entendre. Elle, pauvre petit pigeon, ne put rien ajouter, et mourut. Toi, brave homme, tu es certainement connu pour la sainteté de ta vie et pour des actions agréables à Dieu; ma fille, peut-être, avait ouï parler de toi.




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Дата добавления: 2015-06-28; Просмотров: 239; Нарушение авторских прав?; Мы поможем в написании вашей работы!


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