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Le Roi des Gnomes 4 страница




De retour à la maison, le philosophe ne put de longtemps s’endormir; mais la fatigue le vainquit, et il ne se réveilla plus jusqu’au dîner. Quand il ouvrit les yeux, toute cette aventure nocturne lui parut un songe. Il avala une chopine d’eau-de-vie pour se réconforter. Au dîner, il redevint bientôt lui-même, faisant des remarques à tout propos, et il mangea presque à lui seul un assez grand cochon de lait. Cependant il ne se décida point à parler de ce qui lui était arrivé dans l’église, et il ne répondait à toutes les questions des curieux que les paroles suivantes:

— Oui, il y a eu toutes sortes de choses. —

Le philosophe était du nombre des gens qui deviennent d’une philanthropie prodigieuse après avoir bien mangé. Il s’était couché par terre, sa pipe à la bouche, considérait tout le monde avec des yeux extrêmement doux, et ne cessait de cracher par les coins de la bouche.

Après dîner, le philosophe se retrouva complétement gai. Il parcourut tout le village, fit connaissance avec tout le monde, et parvint à se faire chasser de deux maisons. Une jeune et jolie paysanne lui donna même un grand coup de pelle sur le dos, au moment où, poussé d’un désir curieux, il allait se convaincre par le toucher de quelle étoffe était fait son justaucorps. Mais plus le soir s’approchait, plus le philosophe redevenait pensif. Une heure avant le souper, tous les gens de la maison se mirent à jouer au kragli: c’est une espèce de jeu de quilles, où l’on emploie, au lieu de boules, de longs bâtons, et celui qui gagne a le droit de monter à cheval sur le perdant. Ce jeu offrait assez souvent un spectacle curieux. Quelquefois le gardeur de chevaux, large comme un flan, grimpait sur le dos du gardeur de cochons, qui était petit, chétif, malingre et tout ratatiné; d’autres fois, c’était le gardeur de chevaux quiprésentait son dos, et Doroch, en sautant dessus, ne manquait jamais de dire: — Quel bœuf! — Près du seuil de la cuisine se tenaient les gens plus posés, qui regardaient très-gravement en fumant leurs pipes, et ne se déridaient pas même quand les jeunes gens riaient à se tenir les côtes d’un bon mot de Spirid. Thomas essaya vainement de se mêler à leurs jeux. Une idée sombre était enfoncée dans sa cervelle comme un clou. Il fit tout ce qu’il put pour s’égayer lui-même pendant le souper; mais la terreur s’étendait dans son âme, à mesure que les ténèbres s’étendaient dans les cieux.

— Eh bien, il est temps, seigneur écolier, lui dit le vieux Cosaque en se levant de table avec Doroch; allons à notre affaire. —

On conduisit Thomas à l’église de la même façon que la veille; on le laissa de nouveau seul, et on l’enferma. Il vit de nouveau les sombres images des saints, les vieux cadres dorés, et le noir cercueil de la sorcière, qui se tenait dans une immobilité silencieuse et menaçante au milieu de l’église.

— Eh bien, quoi? se dit-il; cela ne me surprendra plus. Ce n’est que la première fois que c’est terrible. Oui, la première fois, c’est un peu terrible, et puis ensuite, ce n’est plus du tout terrible, plus terrible du tout. —

Il gagna précipitamment sa place, s’entoure d’un cercle tracé avec le doigt, prononça quelques exorcismes, et se mit à lire à haute voix, en prenant la ferme résolution de ne pas lever ses yeux du livre, et de ne prêter aucune attention à quoi que ce soit. Il avait déjà lu plus d’une heure, et, fatigué de cette tâche, commençait à tousser; il tira sa tabatière de sa poche, et avant de porter le tabac à son nez, il jeta un coup d’œil timide sur le cercueil. Son cœur se resserra d’épouvante.... La morte se tenait déjà devant lui debout, sur la trace du cercle, et fixait sur ses yeux des yeux vitreux et ternes. Le pauvre étudiant tressaillit, et sentit un froid glacial courir le long de ses veines. Baissant précipitamment les yeux, il se mit à lire ses prières et ses exorcismes. Il entendit le cadavre grincer des dents, et allonger ses bras de squelette pour le saisir. Mais, en regardant à la dérobée, il s’aperçut que la morte ne le cherchait point là où il était et, à ce qui semblait, ne pouvait pas le voir. Elle se mit tout à coup à gronder sourdement, et à prononcer de ses lèvres glacées des paroles étranges. Ces paroles grésillaient dans sa bouche avec un bruit enroué, comme le pétillement de la poix bouillante. Il n’eût pas su dire ce qu’elles signifiaient, mais il sentait bien qu’elles renfermaient quelque sens terrible. Frappé d’épouvante, il crut comprendre qu’elle faisait des conjurations. En effet, un grand vent s’éleva soudain autour de l’église; un bruit éclata, qui paraissait provenir d’une foule d’oiseaux en mouvement; il lui semblait entendre des milliers d’ailes frapper dans les vitres et les grillages des fenêtres, des griffes grincer sur le fer, et une lourde masse s’appuyer contre la porte, et la faire gémir sur ses gonds. Son cœur battait avec violence; mais il continua de réciter ses exorcismes, tout en fermant les yeux. Bientôt un cri aigu se fit entendre dans le lointain; c’était le chant du coq. Le philosophe, brisé d’émotions et de fatigues, s’arrêta et prit une profonde respiration.

Ceux qui vinrent le chercher au matin le trouvèrent à demi mort. Il s’était adossé à la muraille, et regardait d’un air effaré, en écarquillant les yeux, les Cosaques qui venaient le prendre. Ils furent forcés de le porter en quelque sorte hors de l’église, et de le soutenir jusqu’à la maison. Après être arrivé, il se secoua, s’étira, et se fit donner de l’eau-de-vie. Il la but tout d’un trait, passa la main sur ses cheveux, et dit:

— Il y a toutes sortes d’infamies dans le monde, et il vous arrive des choses.... —

Le philosophe n’ajoute plus rien, qu’un geste qui voulait dire: J’aime mieux me taire. Ceux qui s’étaient réunis autour de lui baissèrent tous la tête en entendant ces paroles. Même un petit garçon que tous les gens de la maison se croyaient en droit d’envoyer à leur place quand il s’agissait de balayer l’écurie ou d’apporter de l’eau, même ce pauvre petit garçon resta la bouche ouverte comme tous les autres.

Dans ce moment, une femme encore assez jeune vint à passer, vêtue d’un habit qui lui serrait sa taille ferme et rebondie. C’était l’aide de la vieille cuisinière, une grande coquette, qui attachait toujours à son justaucorps, avec des épingles, un morceau de ruban, un clou de girofle, ou même une bribe de papier, à défaut d’autre chose.

— Bonjour, Thomas, dit-elle en apercevant le philosophe.... Aïe, aïe, que t’est-il arrivé? s’écria-t-elle tout à coup en frappant des mains.

— Quoi donc, sotte femme?

— Ah! mon Dieu! tu es devenu tout gris.

— Eh! eh! mais elle dit vrai, s’écria Spirid en regardant avec attention; tu as grisonné comme notre vieux Iavtoukh. —

A ces mots, le philosophe se précipita dans la cuisine, où il avait remarqué un petit morceau triangulaire de miroir, tout sali par les mouches, autour duquel étaient suspendues toutes sortes de fleurs fanées, preuve qu’il appartenait à la coquette. En effet, il s’aperçut avec épouvante qu’une partie de ses cheveux étaient devenus blancs. Thomas Brutus laissa tomber sa tête, et réfléchit profondément.

— J’irai chez le seigneur, se dit-il enfin; je lui conterai tout, et je lui déclarerai que je ne veux plus lire les prières. Qu’il me renvoie tout de suite à Kiew.»

S’étant dit cela, il se dirigea vers la maison seigneuriale.

Le centenier était assis dans sa chambre, à la même place, dans la même immobilité. Il portait sur son visage la même expression de tristesse désespérée. Seulement, ses joues s’étaient creusées encore; on devinait facilement qu’il ne prenait que peu de nourriture, ou peut-être aucune. Une pâleur singulière donnait à son visage l’apparence d’une statue de pierre.

— Bonjour, dit-il en apercevant Thomas, qui s’était arrêté près de la porte, son bonnet à la main. Eh bien, comment vont tes affaires? Tout est en ordre, n’est-ce pas?

— Oui, en ordre! il se passe là de telles diableries qu’il n’y a qu’à prendre son bonnet et se sauver où les pieds vous portent.

— Comment cela?

— Mais votre fille, seigneur.... en y réfléchissant bien.... certainement elle est de noble extraction, et personne n’y peut trouver à redire. Seulement, ne vous fâchez point, et que Dieu veuille avoir son âme....

— Eh bien, quoi, ma fille?

— Elle s’est accointée avec le diable, et elle fait de telles peurs aux gens qu’aucune prière n’y fait rien.

— Lis, lis, ce n’est pas pour rien qu’elle t’a appelé. Elle avait soin de son âme, ma pauvre chère colombe, et voulait avec des prières chasser toute mauvaise influence.

— Seigneur, je vous le jure, cela surpasse mes forces.

— Lis, lis, mon cher, continua le centenier d’une voix persuasive; il ne te reste plus qu’une nuit. Tu feras une bonne œuvre, et je te récompenserai.

— Mais, quelles que soient vos récompenses.... ma foi, seigneur, fais ce que tu veux, repartit Thomas avec résolution, je ne lirai plus.

— Écoute, philosophe, dit le centenier, et sa voix devint tout à coup retentissante et terrible, je n’aime pas de pareilles inventions. Tu peux faire à ta guise chez toi, dans ton séminaire, mais non chez moi. Si je te fais fouetter, ce ne sera pas comme le recteur. Sais-tu bien ce que c’est que de bons kantchoukis [22]?

—- Comment ne pas le savoir? dit le philosophe en baissant la voix. Tout le monde sait ce que c’est que les kantchoukis. En grand nombre, c’est une chose intolérable.

— Oui; seulement tu ne sais pas comment mes garçons savent chauffer le bain, dit le centenier en se levant debout brusquement. Et son visage prit une expression hautaine et farouche qui trahit son caractère indompté, mais assoupli un moment par la douleur. Chez moi, l’on commence par chauffer, puis on jette de l’eau-de-vie dessus, puis on chauffe encore. Va, va, fais ton affaire. Si tu ne la fais pas, tu ne te lèveras plus. Si tu la fais, tu auras mille ducats.

— Oh! oh! c’est un gaillard avec lequel il ne faut pas plaisanter, pensa le philosophe en sortant. Mais tu te trompes, ami, je vais faire en sorte que tu ne me trouves pas, même avec tes chiens. —

Et Thomas se décida à prendre la fuite.

Il attendait le moment qui suit le dîner, alors que tous les gens de la maison avaient l’habitude de se fourrer dans les granges à foin et de dormir la bouche ouverte, en laissant échapper de tels ronflements et de tels sifflements qu’à cette heure la maison seigneuriale paraissait une manufacture. Cette heure arriva enfin. Iavtoukh lui-même ferma les yeux en s’étendant au soleil. Le philosophe s’en alla tout tremblant, et à pas de loup, dans le jardin, d’où il lui semblait plus facile de prendre la clef des champs. Ce jardin était, comme d’ordinaire, abandonné aux mauvaises herbes, et par cela même très-propre à toute entreprise secrète. Excepté un seul petit sentier, qui s’était frayé pour les besoins de la maison, tout le terrain était couvert d’une quantité de cerisiers devenus sauvages, de sureaux et de chardons des steppes qui élevaient par-dessus les autres herbes leurs grandes tiges, surmontées de boutons roses et cotonneux. Le lierre couvrait comme un réseau tout cet amalgame d’arbustes et de broussailles. Il jetait ses mailles jusque sur la haie et retombait au delà en grappes serpentantes qui s’entremêlaient aux tirebouchons des Campanules. Derrière la haie, qui servait de limite au jardin, s’élevait toute une forêt de hautes bruyères dans laquelle probablement n’avait jamais pénétré personne. Toute faux qui se serait avisée de toucher à leurs tiges fortes et ligneuses aurait volé en éclats.

Quand le philosophe se décida à franchir la haie, ses dents se mirent à claquer, et son cœur à battre si fort qu’il s’en épouvanta lui-même. Les pans de sa longue robe semblaient se coller à la terre, comme si on les eût piqués avec des épingles, et il croyait entendre une voix aiguë lui crier à l’oreille:

— Où vas-tu? —

Le philosophe s’enfonça dans les bruyères et se mit à courir en trébuchant à chaque minute sur de vieilles souches, et manquant à chaque pas d’écraser une taupe. Il voyait qu’après être sorti de ces bruyères, il n’aurait plus qu’à traverser un champ au delà duquel s’étendaient des broussailles touffues et épineuses, où il devait être en sûreté, et qui aboutissaient, suivant ses conjectures, à la route de Kiew. Il franchit le champ avec rapidité, et arriva bientôt dans les broussailles, qu’il traversa à grand’peine, en laissant à mainte épine un morceau de son caftan. Il se trouva tout à coup au milieu d’une clairière. Un saule à feuilles rondes croissait au milieu, abaissant ses branches jusqu’à terre, et une petite source étincelait dans l’herbe, fraîche et argentée. Le philosophe se coucha bien vite à plat ventre et but à longs traits, car il éprouvait une soif insupportable.

— Quelle bonne eau! dit-il en s’essuyant les lèvres; il ferait bon reposer ici.

— Non, continuons plutôt à courir; peut-être s’est-on mis à notre poursuite. —

Ces mots retentirent sur sa tête. Il se releva brusquement. Iavtoukh était devant lui.

— Diable d’Iavtoukh! se dit le philosophe tout en colère; que j’aurais voulu te prendre par les pieds, et fracasser contre les arbres ta vilaine figure!

— Tu aurais pu t’épargner un si grand détour, continua tranquillement le Cosaque; il valait mieux choisir le chemin par lequel je suis venu droit àl’écurie. Et puis, c’est vraiment dommage que tu aies déchiré ton caftan. Le drap n’en est pas mauvais; qu’as-tu payé l’ archine [23]? Cependant, nous nous sommes assez promenés; rentrons à la maison.

Le philosophe s’en revint, l’oreille basse, derrière les talons d’Iavtoukh.

— C’est pour le coup que la maudite sorcière me fera piler du poivre, pensa-t-il. Mais, du reste, que diable! qu’ai-je à craindre? Ne suis-je pas un Cosaque? J’ai déjà lu deux nuits; Dieu m’aidera à lire la troisième. faut que la maudite sorcière ait commis bien des crimes pour que le malin la protège ainsi. —

C’étaient de pareilles pensées qui l’occupaient quand il entra dans la cour de la maison. Il pria Doroch, qui, grâce à la protection du sommelier, avait quelquefois l’entrée des caves seigneuriales, de lui apporter une grande bouteille d’eau-de-vie; et les deux compagnons, s’étant assis devant une grange, en burent presque la moitié d’un seau. Tellement que le philosophe s’écria tout à coup:

— Des musiciens, je veux des musiciens, donnez-moi des musiciens!

Et, sans les attendre, il se mit à danser le tropak, au beau milieu de la cour. Il dansa jusqu’à l’heure du goûter, et si longtemps que les gens de la maison, qui avaient fait cercle autour de lui comme cela se pratique en pareil cas, finirent par cracher de dégoût, et s’en allèrent tous en disant l’un après l’autre:

— Voilà un homme qui danse longtemps! —

Le philosophe finit par se coucher et par s’endormir sur la place; il fallut lui verser tout un seau d’eau froide sur la tête pour le réveiller à l’heure du souper.

Pendant le repas, il ne cessa de parler de ce que c’est qu’un Cosaque, et de répéter qu’il ne devait rien craindre au monde.

— Il est temps, dit Iavtoukh; partons.

— Une allumette dans ta langue[24], maudit sanglier! se dit le philosophe; et il ajouta, en se mettant sur ses jambes: Partons. —

En allant à l’église, le philosophe ne cessait de regarder de côté et d’autre, et tâchait d’entamer une conversation avec ses conducteurs. Mais Iavtoukh gardait le silence, et Doroch lui-même n’était pas en train de parler. Il faisait une nuit d’enfer; les loups hurlaient dans le lointain, et l’aboiement même des chiens avait quelque chose de lugubre.

— On dirait que ce ne sont pas des loups qui hurlent, dit Doroch, mais des hurleurs d’une autre espèce.... —

Iavtoukh continuait à se taire, et le philosophe ne trouva rien à répliquer non plus. Ils atteignirent l’église, et entrèrent sous ses vieux arceaux de bois dont la décadence montrait avec quel peu de soin le seigneur veillait au salut de son âme. Iavtoukh et Doroch s’en allèrent comme par le passé, et le philosophe resta seul.

Tout, autour de lui, était dans la même situation que la veille. Il s’arrêta un instant. Le cercueil de la terrible sorcière se tenait immobile au milieu de l’église.

— Je n’aurai pas peur, je n’aurai pas peur, — répéta-t-il.

Et après s’être entouré de son cercle protecteur, il récita à la hâte les exorcismes. Il se faisait un silence horrible; la flamme des cierges trembletait, et remplissait toute l’église d’une lumière jaune. Le philosophe tourna une page, puis une autre, et remarqua soudain qu’il lisait toute autre chose que ce qu’il y avait dans le livre. Faisant un signe de croix, il se mit à chanter ses prières. Cela le rassura un peu; la lecture se fit plus rapidement, et les feuillets se suivaient l’un après l’autre, quand tout à coup, au milieu du silence, le couvercle en fer du cercueil éclata avec grand bruit, et la morte se leva, encore plus épouvantable que la première fois. Ses dents claquèrent avec force, des convulsions agitèrent ses lèvres, et les évocations qu’elle prononçait en termes inconnus étaient entrecoupées de [cris brefs et stridents. Un tourbillon s’éleva dans l’église; les saintes images, les vitres brisées des fenêtres se précipitèrent du haut en bas; la porte fut arrachée de ses gonds, et une foule innombrable de monstres se ruêrent dans le saint lieu. Bientôt un bruit confus d’ailes et de corps s’entre-choquant remplit toute l’église. Cette foule courait, rampait, volait, en cherchant partout le philosophe.

Les dernières fumées de l’ivresse s’évaporèrent du cerveau de Thomas Brutus. Il faisait coup sur coup des signes de croix, et balbutiait ses prières; mais en même temps il entendait comme toute cette troupe de monstres s’agitaient autour de lui, en l’effleurant du bout de leurs ailes, de leurs griffes, et de leurs horribles queues. Thomas n’avait pas le courage de les regarder avec attention; il ne distinguait qu’un monstre énorme qui remplissait presque dans toute sa largeur la muraille en face de lui. Il était couvert de longs cheveux ébouriffés, au travers desquels regardaient deux grands yeux fixes, en soulevant un peu leurs paupières. Au-dessus de lui, se tenait en l’air quelque chose qui ressemblait à une énorme vessie, garnie d’un million de pinces d’écrevisses et de queues de scorpions, auxquelles pendaient des lambeaux de terre noirâtre. Tous regardaient Thomas, tous le cherchaient, mais ne pouvaient le voir ni le toucher, entouré qu’il était de son cercle magique.

— Qu’on amène le roi des Gnomes, s’écria la morte, qu’on l’amène. —

Et sur-le-champ il se fit dans l’église le plus profond silence. Bientôt un hurlement retentit dans le lointain, puis des pas lourds frappèrent les dalles de l’église. Jetant un regard en dessous, le philosophe s’aperçut qu’on amenait une espèce d’homme, de petite taille, trapu et à jambes torses. Il était tout couvert et tout souillé de terre; ses pieds et ses mains ressemblaient à des racines noueuses; il ne marchait qu’avec peine, en trébuchant à chaque pas. Les longs cils de ses paupières fermées s’abaissaient jusqu’à terre. Thomas remarqua avec terreur que son visage était de fer. On le conduisit, en le soutenant sous les bras, précisément devant la place où se trouvait le philosophe.

— Levez-moi mes paupières, je ne vois pas, — dit le roi des Gnomes d’une voix souterraine.

Et toute la troupe s’empressa pour les lui soulever.

— Ne regarde pas, — disait au philosophe une voix intérieure.

Il n’eut pas la force de se retenir, et regarda.

— Le voilà! — s’écria le roi des Gnomes en le désignant du doigt.

Et toute la foule immonde se précipita aussitôt sur le philosophe. Éperdu, terrifié, il tomba de son haut et mourut sur le coup. Alors retentit le chant du coq. C’était déjà le second cri; les Gnomes n’avaient pas fait attention au premier. Dans leur épouvante, ils se précipitèrent confusément aux portes et aux fenêtres pour s’enfuir au plus vite. Mais il n’était plus temps; tous restèrent collés sur les fenêtres et les portes par où ils voulaient s’échapper.

Le prêtre qui vint le matin pour dire l’office des morts n’osa pas franchir le seuil de l’église, qui demeura à jamais ainsi, avec les monstres fixés à leur place; et désormais abandonnée, elle disparut sous les broussailles sauvages. Personne ne pourrait en retrouver le chemin.

 

______

 

Le bruit de toutes ces aventures arriva jusqu’à Kiew, et quand le théologien Haliava apprit de cette façon la fin du malheureux philosophe Thomas Brutus, il se mit à y réfléchir toute une heure durant. De grands changements étaient survenus dans son sort, pendant l’intervalle. La fortune lui avait souri; on l’avait fait sonneur du plus haut clocher de la ville, et il ne se montrait plus maintenant qu’avec un nez meurtri, parce que l’escalier en bois de ce clocher était horriblement mal construit.

— As-tu entendu dire ce qui est arrivé à Thomas? dit en s’approchant de lui Tibère Gorobetz, qui était déjà devenu philosophe et portait moustaches.

— C’est Dieu qui l’a voulu, dit le sonneur; allons au cabaret et buvons à sa mémoire.

Le jeune philosophe, qui commençait à user de ses priviléges avec toute la ferveur d’un enthousiaste, de manière que son caftan, son pantalon, et jusqu’à son bonnet, sentaient l’eau-de-vie et le tabac, s’empressa d’accepter la proposition d’Haliava.

— Quel excellent homme était Thomas! dit le sonneur, quand le cabaretier boiteux posa le troisième broc devant lui; quel fameux homme! et le voilà qui a péri pour rien!

— Et moi, je sais pourquoi; c’est parce qu’il a eu peur. S’il n’avait pas eu peur, la sorcière n’aurait pu lui faire aucun mal. Il faut seulement, dans ces cas-là, après avoir fait le signe de la croix, tâcher de lui cracher sur le bout de la queue. Je sais cela; car toutes nos marchandes ici, à Kiew, sont des sorcières.

Le Sonneur fit un signe de tête affirmatif. Mais comme il s’aperçut en même temps que sa langue ne remuait plus dans sa bouche, il se leva de table avec précaution, et s’en alla, en chancelant un peu, se cacher dans les plus épaisses broussailles. Cependant il n’oublia pas, suivant sa constante habitude, de voler une vieille semelle de botte qui traînait sur un des bancs du cabaret.

 

 

FIN.

 

◄ Un Ménage d’autrefois

 

1. Aller↑ Le titre de la nouvelle originale est Vii. C’est le nom que l’on donne, dans la Petite-Russie, au chef des Gnomes, au roi de ce peuple de génies souterrains qui président à la terre et aux métaux, comme les Sylphes à l’air, les Ondins à l’eau, les Salamandres au feu. On croit que le regard du Vii est mortel pour tout homme dont les yeux rencontrent les siens.

2. Aller↑ Kiew, capitale de la Petite-Russie, qui a longtemps appartenu aux Polonais, fut, jusqu’à Pierre le Grand, le centre de la civilisation russe. Ce qu’on appelait le séminaire était l’université; il se divisait en séminaire et bourse, l’un pour les élèves destinés à la prêtrise, l’autre pour les élèves destinés aux professions laïques. Il n’y a en Russie qu’un seul ordre de religieux, qui se nomment frères ou moines, sans autre désignation. L’on n’en compte aujourd’hui guère plus de trois mille dans tout l’empire. Ils vivent dans le célibat, tandis que les popes doivent être mariés.

3. Aller↑ Petits pâtés de farine qu’on mange trempés dans du lait, du beurre ou du miel.

4. Aller↑ Danse de la Petite-Russie.

5. Aller↑ Les Petits-Russiens se rasent le tour de la tête, et gardent seulement une large touffe au sommet du crâne.

6. Aller↑ Vingt livres.

7. Aller↑ Colporteurs ambulants.

8. Aller↑ Gros poissons des lacs et étangs de la Russie intérieure.

9. Aller↑ Ondine ou sirène du nord.

10. Aller↑ Membre de la noblesse militaire.

11. Aller↑ Petites outardes et hautes bécasses particulières aux steppes de l’Ukraine.

12. Aller↑ Il est d'usage, en Russie, de placer des images consacrées dans l'un des coins de tous les appartements.

13. Aller↑ Pour Nikita (Nicétas)

14. Aller↑ Pour Nikôla (Nicolas).

15. Aller↑ Pillage.

16. Aller↑ Rapide.

17. Aller↑ Marmotteur, qui parle bas.

18. Aller↑ Féminin de Cheptoun.

19. Aller↑ Cri d'effroi en Petite-Russie.

20. Aller↑ Cloison en bois, chargée de peintures byzantines, qui sépare la nef du sanctuaire.

21. Aller↑ Petits chœurs latéraux où se tiennent les chantres.

22. Aller↑ Petits fouets en lanières de cuir.

23. Aller↑ Mesure d’environ deux pieds.

24. Aller↑ Expression propre à la Petite-Russie.

 

 




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Дата добавления: 2015-06-28; Просмотров: 209; Нарушение авторских прав?; Мы поможем в написании вашей работы!


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