Студопедия

КАТЕГОРИИ:


Архитектура-(3434)Астрономия-(809)Биология-(7483)Биотехнологии-(1457)Военное дело-(14632)Высокие технологии-(1363)География-(913)Геология-(1438)Государство-(451)Демография-(1065)Дом-(47672)Журналистика и СМИ-(912)Изобретательство-(14524)Иностранные языки-(4268)Информатика-(17799)Искусство-(1338)История-(13644)Компьютеры-(11121)Косметика-(55)Кулинария-(373)Культура-(8427)Лингвистика-(374)Литература-(1642)Маркетинг-(23702)Математика-(16968)Машиностроение-(1700)Медицина-(12668)Менеджмент-(24684)Механика-(15423)Науковедение-(506)Образование-(11852)Охрана труда-(3308)Педагогика-(5571)Полиграфия-(1312)Политика-(7869)Право-(5454)Приборостроение-(1369)Программирование-(2801)Производство-(97182)Промышленность-(8706)Психология-(18388)Религия-(3217)Связь-(10668)Сельское хозяйство-(299)Социология-(6455)Спорт-(42831)Строительство-(4793)Торговля-(5050)Транспорт-(2929)Туризм-(1568)Физика-(3942)Философия-(17015)Финансы-(26596)Химия-(22929)Экология-(12095)Экономика-(9961)Электроника-(8441)Электротехника-(4623)Энергетика-(12629)Юриспруденция-(1492)Ядерная техника-(1748)

Le Roi des Gnomes 3 страница




— Qui, moi? dit le boursier en reculant de surprise.... La sainteté de ma vie? continua-t-il en regardant droit dans les yeux du centenier. Qui Dieu soit avec vous, seigneur; que dites-vous là? Mais moi, quoiqu’il soit indécent de le dire, je suis allé faire une visite à la pâtissière le jeudi saint.

— Cependant, ce n’est pas pour rien qu’elle l’a dit. Tu vas commencer ton office aujourd’hui même.

— J’aurais à dire à voue seigneurie.... certainement tout homme éclairé par la sainte Écriture peut à proportion de ses forces.... Seulement, je crois qu’il serait préférable d’appeler un diacre, ou tout au moins un sous-diacre.... ce sont des gens savants, qui connaissent déjà comment tout cela se fait.... Mais moi.... je n’ai pas de voix. Et puis regardez-moi; Dieu sait ce que je suis.... je n’ai pas la moindre apparence.

— Tout cela m’est parfaitement égal. Je ferai tout ce que m’a ordonné ma colombe. Rien ne me fera reculer, et si tu lis, comme il faut, pendant trois nuits, les prières, je te récompenserai largement. Sinon, je ne conseillerais pas au diable lui-même de me fâcher. —

Ces dernières paroles furent prononcées d’une voix si énergique que le philosophe en comprit parfaitement la signification.

— Suis-moi, dit le centenier. —

Ils sortirent dans le vestibule. Le centenier ouvrit la porte d’une autre chambre qui se trouvait vis-à-vis de la sienne. Le philosophe s’arrêta un moment pour se moucher, et franchit le seuil avec un sentiment de crainte et d’hésitation. Tout le plancher était couvert d’une grosse cotonnade rouge. Dans un coin, sous les saintes images[12], et sur une haute table que recouvrait un drap de velours bleu garni de franges et de glands d’or, était étendu le corps de la morte. De grands cierges, entourés de branches de kalina, étaient dressés près des pieds et de la tête, jetant une lumière pâle et terne qui se perdait dans les rayons du jour.

Le visage de la morte était caché au philosophe par le vieillard inconsolable qui s’était assis devant elle, tournant le dos à la porte. Thomas fut frappé des paroles qu’il lui entendit prononcer. à voix basse.

— Ce que je regrette le plus, ma chère fille, ce n’est pas que tu aies abandonné la terre à la fleur de ton âge, avant le terme qui t’était fixé, pour me laisser ainsi triste et malheureux. Ce que je regrette, ma colombe, c’est de ne pas connaître mon ennemi implacable, celui qui a causé ta mort. Si j’avais su que quelqu’un pensât seulement à t’offenser, ou à dire quelque chose qui te fût désagréable, je jure devant Dieu que cet homme-là n’eût jamais revu ses enfants, s’il avait été vieux comme moi, ni son père et sa mère, s’il avait été jeune encore, et que son corps fût allé servir de pâture aux oiseaux et aux bêtes fauves de la steppe. Mais, malheur à moi, ma petite fleur des champs, ma petite caille, ma lumière! Je devrai vivre le reste de mes jours sans l’ombre d’une joie, obligé d’essuyer avec le pan de mon habit les grosses larmes qui couleront de mes yeux flétris, tandis que mon ennemi vivra dans le plaisir, et rira en cachette du vieillard impuissant. —

Il s’arrêta; il n’en pouvait plus. Sa douleur déchirante éclata en un torrent de larmes. Le philosophe fut touché d’une pareille affliction. Il toussa légèrement pour éclaircir sa voix. Le centenier se retourna et lui montra sa place près de la tête de la morte, devant un petit pupitre qui portait quelques livres.

— Trois nuits sont bientôt passées, dit le philosophe; et puis le seigneur me remplira mes deux poches de ducats. —

Il s’approcha de nouveau, et après avoir encore une fois toussé, il se mit à lire, sans détourner les yeux, et avec la ferme résolution de ne pas regarder la morte. Bientôt il remarqua que le centenier était sorti. Il tourna lentement la tête, et....

Un tremblement convulsif le saisit. Devant lui, se trouvait une beauté comme il ne s’en montre que rarement sur la terre. Jamais visage n’avait réuni une beauté plus prononcée et plus harmonieuse tout à la fois. Elle paraissait vivre. Son front, blanc et pur comme la neige, comme l’argent mat, semblait penser. Des sourcils fins, égaux et fiers, s’élevaient en s’arrondissant au-dessus de ses yeux fermés, dont les cils touchaient légèrement les joues, que semblait colorer un désir vague. Ses lèvres allaient sourire; mais, en même temps, le philosophe discernait dans ces mêmes traits quelque chose d’effrayant. Il sentait son âme se resserrer avec angoisse, comme si tout à coup, au milieu d’une foule qui danse au son d’une musique joyeuse et bruyante, quelqu’un se fût mis à psalmodier un chant d’enterrement. Il lui semblait que du sang de son cœur se teignaient les rubis des lèvres de la morte. Tout à coup il saisit une ressemblance terrible:

— La sorcière! — s’écria-t-il d’une voix étranglée.

Il pâlit, chancela, et se mit à marmotter ses prières, sans lever les yeux. C’était bien la sorcière qu’il avait tuée.

Au coucher du soleil, on porta le cercueil à l’église. Le philosophe soutenait sur son épaule un des coins de la bière, couverte de drap noir, et il lui semblait sentir sur cette épaule quelque chose de froid comme la glace. Le centenier marchait en avant, soutenant aussi d’une main l’un des côtés de la dernière demeure faite à sa fille. Toute noircie, toute couverte de mousse verdâtre, et portant trois petites coupoles en forme de cônes, l’église en bois se dressait tristement à l’un des bouts du village. Il était facile de voir que, depuis longtemps, elle n’avait entendu le service divin. On mit le cercueil ouvert vis-à-vis de l’autel. Le vieux centenier embrassa pour la dernière fois la morte, se prosterna, et sortit avec les porteurs en donnant l’ordre de bien nourrir le philosophe, et de le ramener à l’église après souper. En arrivant à la cuisine tous ceux qui avaient porté le cercueil appliquèrent leurs mains contre la cheminée, habitude des Petits-Russiens quand ils ont vu un mort.

La faim, qui commençait à presser le philosophe, lui fit d’abord complétement oublier la défunte. Bientôt tous les gens de la maison commencèrent à se rassembler dans la cuisine. Cette cuisine était une espèce de club où se réunissait tout ce qui habitait la cour du logis, y compris même les chiens, qui arrivaient en remuant la queue jusqu’à la porte, pour recevoir les os et les débris. Quelque part qu’un valet fût envoyé, et pour quelque affaire que ce fût, il ne manquait pas de commencer par entrer dans la cuisine pour s’y reposer un instant et fumer une pipe. Tous les gens non mariés que renfermait la maison, et qui portaient un caftan de Cosaque, étaient couchés là, tout le jour, sur les bancs, sous les bancs, sur le four de la cheminée, en un mot partout où il était possible de s’étendre. Et puis chacun d’eux oubliait toujours dans la cuisine ou son bonnet, ou son fouet, ou quelque chose de ce genre. Mais la réunion la plus complète se faisait à l’heure du souper, auquel assistaient le tabountchik, qui avait eu le temps de ramener ses chevaux de la steppe, et le berger, qui avait enfermé ses vaches dans l’étable, et tous ceux qu’on ne pouvait voir dans le cours de la journée. Pendant le souper, les langues les plus paresseuses se mettaient en train; on parlait de tout, et de ce que l’un s’était fait des pantalons neufs, et de ce que l’autre avait vu un loup, et de ce qui se trouve au centre de la terre. Il se rencontrait toujours dans la compagnie quelque diseur de bons mots, espèce assez fréquente parmi les Petits-Russiens.

Le philosophe se mit en rond avec les autres devant le seuil de la cuisine. Bientôt une paysanne en bonnet rouge sortit de la porte, tenant dans ses mains un grand pot tout fumant de golouchkis, qu’elle mit au milieu du cercle, et chacun tira de sa poche une cuiller ou un poinçon de bois. Dès que les mâchoires commencèrent à se mouvoir avec moins de rapidité, et que l’appétit dévorant de tous ces messieurs se fut un peu assouvi, beaucoup d’entre eux se mirent à parler. La morte était naturellement l’objet de toutes leurs conversations.

— Est-il bien vrai, dit un jeune berger qui portait, attachés à son baudrier de cuir, tant de boutons et de plaques en cuivre qu’il ressemblait à la boutique ambulante d’une marchande de ferraille; est-il bien vrai que notre demoiselle avait des accointances avec le mauvais esprit?

— Qui, notre demoiselle? dit Doroch, que le philosophe connaissait déjà; c’était une sorcière; oui, je suis prêt à jurer que c’était une sorcière.

— Tais-toi, tais-toi, Doroch, reprit un troisième, celui qui avait montré dans la route tant de propension à consoler les autres; ce n’est pas notre affaire. Que Dieu soit avec elle. Il ne faut pas parler de cela. —

Mais Doroch n’était nullement disposé à se taire. Il venait de faire une visite à la cave, avec le sommelier, pour une affaire importante, et après s’être penché deux ou trois fois sur quelques tonneaux, il en était sorti très-gai et fort babillard.

— Qu’est-ce que tu veux, que je me taise? dit-il; mais sur moi-même elle a monté à cheval. Je jure devant Dieu qu’elle l’a fait.

— Écoute, mon oncle, dit le jeune berger aux boutons, est-il possible de reconnaître une sorcière à une marque quelconque?

— C’est impossible, répondit Doroch, tout à fait impossible; tu aurais beau lire tous les psaumes l’un après l’autre, tu ne la reconnaîtrais pas.

— C’est possible, c’est possible, Doroch, ne dis pas cela, répliqua le consolateur. Ce n’est pas en vain que Dieu a arrangé chacun à sa guise; les gens de science disent que toute sorcière a une petite queue.

— Toute vieille femme est une sorcière, dit gravement un vieux Cosaque.

— Et vous donc, vous autres, s’écria la paysanne qui remplissait le pot de nouveaux galouchkis, vous êtes de véritables gros sangliers. —

Le vieux Cosaque, dont le nom était Iavtoukh, témoigna silencieusement sa joie par un sourire de satisfaction, en remarquant que ses paroles avaient fâché la bonne femme, et le berger partit d’un éclat de rire si lourd et si creux qu’il semblait que deux bœufs, arrêtés nez à nez, s’étaient mis à mugir à la fois.

La conversation qui venait de s’entamer excitait au plus haut degré la curiosité du philosophe, qui désirait connaître toutes les particularités concernant la vie de la défunte. C’est pourquoi, s’adressant de nouveau à son voisin:

— Je voudrais bien savoir, dit-il, pourquoi toute l’honorable société réunie à cette table se croit en droit de supposer que la demoiselle était une sorcière? Est-ce qu’elle a fait du mal à quelqu’un? Est-ce qu’elle l’a fait dépérir et mourir en lui jetant des charmes?

— Il y a eu de tout cela, répondit un des convives qui avait le visage plat comme une bêche. Qui ne se rappelle le piqueur Mikita[13], ou bien....

— Qu’est-ce que c’est que le piqueur Mikita? interrompit le philosophe.

- Arrêtez, c’est moi qui raconterai l’histoire du piqueur Mikita, s’écria Doroch.

— Non, c’est moi qui raconterai l’histoire du piqueur Mikita, dit le gardien de chevaux, car c’était mon parrain.

— C’est moi qui la raconterai, dit Spirid.

— Que Spirid raconte! — s’écria toute la troupe.

Spirid commença.

— Toi, seigneur philosophe Thomas, tu n’as pas connu Mikita. Ah! quel rare homme c’était! Je t’assure qu’il connaissait chaque chien comme si c’eûtété son père. Le piqueur actuel Mikôla[14], celui qui est à deux places de moi, n’est pas digne de lui servir de semelle, quoiqu’il entende fort bien son affaire. Mais, en comparaison de Mikita, il n’est que de l’eau de vaisselle.

— Tu racontes bien, — dit Doroch en faisant un signe de tête par manière d’approbation.

Spirid continua.

— Il apercevait un lièvre dans les champs, plus vite qu’un autre ne se mouchait dans ses doigts. Je crois le voir. Il n’avait qu’à siffler: «Attrape,

Rasboï[15]! Attrape, Bistraya[16]!» Il lançait son cheval ventre à terre, et l’on ne savait dire qui des deux devançait l’autre, le chien lui, ou lui le chien. Il ne lui fallait qu’un clin d’œil pour avaler une chopine d’eau-de-vie. Ah! quel fameux piqueur c’était! Seulement, depuis quelque temps il s’était mis à regarder sans cesse notre demoiselle. Mais, s’était-il bêtement amouraché d’elle, ou bien l’avait-elle ensorcelé, cet homme se perdit; il devint une femmelette, une guenille, le diable sait quoi. Oui, ajouta Spirid, en crachant par terre, c’est indécent à dire ce qu’il devint.

— Bien, dit Doroch.

— Dès que la demoiselle lui jetait un regard, la bride lui tombait des mains; Rasboï, il l’appelait Brovko; il trébuchait et ne savait plus ce qu’il faisait. Voilà qu’une fois notre demoiselle vient a l’écurie où il pansait un cheval.

«Écoute, Mikita, lui dit-elle, permets que je mette sur toi mon petit pied.» Et lui, le sot, répondit tout enchanté: «Non-seulement ton pied, mais assieds-toi tout entière sur moi, si tu veux.» La demoiselle leva son pied, et quand il vit ce pied si blanc et si rond, il paraît que le charme le rendit complétement stupide. Il courba les épaules, et quand il eut saisi les deux pieds nus de la demoiselle avec ses mains, il se mit à galoper comme un cheval à travers champs. Personne n’a jamais su où ils étaient allés. Seulement il revint à demi mort, et, depuis ce jour-là, il commença à maigrir et dépérir à vue d’œil. Et une fois qu’on entra à l’écurie, au lieu de lui on ne trouva qu’une poignée de cendre à côté d’un seau vide. Il avait brûlé, brûlé tout à fait et de lui-même. Cependant ç’avait été un piqueur comme il n’y en a plus dans le monde. —

Dès que Spirid eut fini son histoire, chacun se mit à vanter les mérites du défunt piqueur.

— A propos, connais-tu l’histoire de la Cheptchikha? dit Doroch en s’adressant au philosophe.

— Non.

— Eh, eh! je vois qu’on ne vous apprend pas grand’chose dans votre séminaire. Eh bien, écoute. Nous avons ici, dans notre village, un Cosaque qui s’appelle Cheptoun[17]. C’est un bon Cosaque. Il aime parfois à voler et à mentir sans raison; mais c’est un bon Cosaque. Sa maison n’est pas très-loin d’ici. Un jour, à l’heure où nous sommes maintenant, Cheptoun et sa femme, après avoir soupé, se couchèrent pour dormir. Et comme le temps était beau, la Cheptchikha[18] se coucha dans la cour et Cheptoun dans la maison.... Non, non; la Cheptchikha dans la maison, sur un banc, et Cheptoun dans la cour.

— Mais la Cheptchikha ne se coucha point sur le banc, c'est sur le plancher, — interrompit la vieille paysanne, qui se tenait debout à la porte, un coude dans une main et la tête dans l'autre.

Doroch la regarda, puis regarda par terre, puis la regarda encore, puis après un moment de silence:

— Si j'allais t'ôter ta jupe devant tout le monde, dit-il, ce ne serait pas bien, n'est-ce pas? —

Cet avertissement eut tout le succès désirable; la vieille se tut et n'interrompit plus personne.

Doroch continua:

— Dans le berceau qui était suspendu au milieu de la chambre se trouvait un enfant d'un an; je ne sais s'il était fille ou garçon. La Cheptchikha s'était donc couchée, et voilà qu'elle entend qu'un chien gratte à la porte et hurle à faire fuir les loups. Elle eut peur, car les femmes sont une si bête engeance, que si, le soir, on leur montre la langue derrière la porte, leur âme leur tombe aux talons. «Cependant, pensa-t-elle, il faut que je donne sur le museau à ce maudit chien; peut-être cessera-t-il de hurler.» Elle prend un fer à remuer les tisons, et s’en va ouvrir la porte. Mais elle n’eut que le temps de l’entr’ouvrir, et déjà le chien s’était jeté à travers ses jambes dans la chambre, et il s’élança droit au berceau. La Cheptchikha voit alors que ce n’est plus un chien, mais bien notre demoiselle. Et puis, si c’eût été la demoiselle comme elle la voyait d’habitude, encore passe. Mais il y avait la circonstance étrange qu’elle était toute bleue, et que ses yeux étincelaient comme des charbons rouges. Elle saisit l’enfant, le mord à la gorge, et se met à lui sucer le sang. La Cheptchikha s’écrie: Och likhetchko [19]! et se précipite hors de la chambre. Mais la voilà qui voit que la porte de la cour est fermée. Elle court au grenier, et la voilà, la sotte femme, qui se blottit et qui tremble. Et la voilà qui voit que notre demoiselle arrive, se jette sur elle, et commence à mordre aussi la sotte femme. Ce n’est que le matin que Cheptoun tira du grenier sa femme toute meurtrie et mordue, et le lendemain mourut la sotte femme. Voilà quelles choses surprenantes se passent quelquefois. On a beau sortir d’une portée de seigneur, quand on est sorcière, on l’est. —

Après avoir raconté tout cela, Doroch se rengorgea plein de satisfaction, et nettoya sa pipe avec le petit doigt pour la remplir. Tout le monde se mit à parler de la sorcière; chacun s’empressait de raconter quelque chose à son tour. Chez l’un, la sorcière était venue en visite jusqu’à la porte de la maison, sous la forme d’un tas de foin; à l’autre, elle avait volé le bonnet, et la pipe d’un troisième; elle avait coupé les tresses de cheveux à plusieurs filles du village, et bu quelques seaux de sang chez d’autres paysans de son père. Enfin toute cette compagnie vint à se souvenir qu’elle était restée trop longtemps à jaser, car il faisait déjà complétement nuit. Ils se mirent tous à chercher des endroits propres à se coucher, les uns dans la cuisine, les autres dans les granges, ou même au beau milieu de la cour.

— Eh bien, seigneur Thomas, il est temps que nous allions chez la morte, — dit le vieux Cosaque en s’adressant au philosophe.

Et tous les quatre, c’est-à-dire lui, le philosophe, Spirid et Doroch s’en allèrent à l’église, en écartant avec leurs fouets les chiens qui erraient en grand nombre dans la rue, et mordaient de colère les manches de leurs fouets.

Quoique le philosophe n’eût pas oublié de se donner du cœur au ventre avec un bon verre d’eau-de-vie, il ressentait cependant une terreur secrète qui devenait plus forte à mesure qu’il approchait de l’église, car les histoiresextraordinaires qu’il avait oui conter agissaient sur son imagination. Peu à peu, les ombres portées par les arbres et les haies commençaient à s’éclaircir; le pays devenait plus découvert. Après avoir franchi un vieux pan de mur qui se trouvait devant l’église, ils entrèrent dans une petite cour. Derrière l’église on ne voyait plus un seul arbre, et devant eux s’étendait à perte de vue une campagne vide, dont les contours se perdaient dans l’obscurité de la nuit. Les trois Cosaques montèrent avec Thomas les degrés rapides du perron, et entrèrent dans l’église. Puis ils y laissèrent le philosophe, après lui avoir souhaité d’accomplir heureusement sa tâche, et l’enfermèrent à double tour, suivant l’ordre du seigneur.

Le philosophe resta seul. Il commença par bailler une bonne fois, puis il étendit les bras et souffla dans ses mains dont il se couvrait le visage. Cela fait, il se mit à examiner l’église. Au beau milieu, se trouvait le cercueil, tout noir. Les cierges, avec leurs mèches rougeâtres, brûlaient devant les sombres images des saints. Leur lumière éclairait l’ iconostase [20] et se projetait un peu dans le centre de l’église. Tous les angles étaient remplis de ténèbres. L’iconostase, très-élevé, montrait une extrême vieillesse; ses découpures àjour, jadis couvertes d’or, étincelaient par places, car la dorure était tombée en. maint et maint endroit. Les visages des saints étaient devenus complètement noirs; on ne distinguait plus que leur regard sombre et lugubre. Le philosophe jeta encore une fois les yeux de tous côtés.

— Eh bien, quoi, dit-il, qu’y a-t-il à craindre? nul homme ne peut venir ici, et contre les morts et les revenants j’ai de telles prières que je n’ai pas peur qu’ils me touchent du bout du doigt. Ce n’est rien, répéta-t-il en faisant un geste de résolution, nous lirons les prières. —

En approchant de l’un des kliros[21], il y aperçut quelques paquets de cierges.

— C’est bien, pensa le philosophe; il faut éclairer l’église de façon qu’on y puisse voir comme en plein midi. Quel dommage qu’on ne puisse pas fumer dans une église! —

Et il se mit à coller des cierges à toutes les corniches, les balustrades et les images, sans les ménager. Bientôt toute l’église se remplit de lumière. Il sembla seulement que les ténèbres devenaient encore plus profondes dans le haut, et de leurs vieux cadres curieusement découpés, les images se mirent à jeter des regards encore plus farouches. Il s’approcha du cercueil, regarda avec terreur le visage de la morte, et ne put s’empêcher de fermer les yeux en tressaillant légèrement.

Quelle épouvantable et quelle étincelante beauté!

Il détourna de nouveau la tête, et voulut gagner sa place. Mais, par une étrange curiosité qui s’éveille d’ordinaire chez l’homme quand il est sous l’impression de la peur, il ne put résister au désir de la regarder encore une fois, quoique agité du même tressaillement. Il y avait, en effet, quelque chose de terrible dans la fière et énergique beauté de la morte. Peut-être ne lui aurait-elle pas inspiré une terreur aussi profonde si elle eût été laide. Mais on n’apercevait rien de sombre, rien de mort, dans les traits de son visage. Il était vivant, et il semblait au philosophe qu’elle le suivait du regard, tout en ayant les yeux fermés.

Il s’empressa de se placer dans un des kliros, ouvrit son livre, et, pour se donner du courage, se mit à lire de sa plus haute voix. Sa parole alla frapper les vieilles murailles en bois de l’église, depuis longtemps silencieuse et abandonnée. Sans écho, sans éclat, retentissait sa sourde voix de basse dans un silence de mort. Il la trouvait lui-même étrange et sauvage.

— Qu’y a-t-il à craindre? pensait-il cependant. Elle ne se lèvera pas de son cercueil, car elle aura peur de la parole de Dieu. Elle se tiendra tranquille. Et quel Cosaque serais-je si j’avais peur? J’ai bu un peu plus qu’il ne fallait, c’est pour cela que je sens quelque épouvante. Voyons, prenons un peu de tabac. Ah! quel bon tabac, quel excellent tabac! —

Néanmoins, tout en feuilletant son livre, il regardait de côté le cercueil, et une voix intérieure semblait lui chuchoter:

— La voilà! la voilà qui se lève; la voilà qui relève la tête, qui regarde.... —

Mais le silence était toujours profond, le cercueil ne remuait pas, et les cierges versaient des flots de lumière. Cette église illuminée, avec ce cadavre au milieu, était vraiment horrible à voir. Thomas se mit à chanter, en élevant la voix et sur tous les tons, pour étouffer la peur qui renaissait sans cesse en lui. Mais à chaque instant, il tournait les yeux vers le cercueil, en se posant involontairement cette invariable question:

-— Si elle se levait, si elle se levait! —

Le cercueil était immobile. Pas le moindre son nulle part; pas le moindre bruit d’un être vivant, même d’un grillon. On n’entendait que le léger pétillement d’un cierge éloigné, ou bien le bruit faible et mat d’une goutte de cire qui tombait sur le pavé.

— Si elle se levait!... —

Elle souleva la tête.

Il regarda tout effaré, et se frotta les yeux.

— Mais, oui, elle n’est plus couchée! elle est assise sur son tombeau. —

Il détourna les yeux avec effort, et l’instant d’après les fixa de nouveau sur la morte. Elle s’était levée. Elle s’avance lentement vers lui, les yeux fermés, et en étendant les bras comme si elle voulait saisir quelqu’un. Elle va droit à lui. Tout éperdu, il se hâte de tracer du doigt un cercle autour de sa place, et se met à lire avec effort des prières d’exorcisme que lui avait enseignées un vieux moine qui avait souvent vu, dans sa vie, des sorciers et des esprits malins. La morte s’avança jusqu’à la trace de son cercle; mais on voyait qu’elle n’avait pas la force de franchir cette limite invisible. Elle devint tout à coup bleue et livide comme le cadavre d’une personne morte depuis quelques jours; ses traits étaient hideux; elle fit claquer ses dents les unes contre les autres, et ouvrit ses yeux morts. Mais elle ne vit rien; car tout son visage trembla de colère, et elle se dirigea d’un autre côté, tout en étendant les bras et tâtant les murailles, comme pour tâcher de saisir Thomas. Elle s’arrêta enfin, menaça du doigt, et se recoucha dans son cercueil.

Le philosophe ne pouvait reprendre ses sens; il regardait avec terreur le coffre étroit et long dans lequel elle s’était étendue. Tout à coup le cercueil s’élança de sa place, et se mit à voler par toute l’église avec un sifflement aigu. Thomas le voyait par moments presque sur sa tête; mais il s’apercevait bien en même temps qu’il ne pouvait franchir le cercle tracé au-dessus de lui. Il se mit à répéter ses exorcismes; le cercueil se précipita avec fracas au milieu de l’église, et resta de nouveau immobile à sa place. Le cadavre alors se souleva, devenu d’un vert livide; mais à cet instant même retentit le chant lointain du coq. La morte se recoucha, et le couvercle, qui pendait à côté, se posa de lui-même sur le cercueil.

Le philosophe sentait son cœur battre violemment, et il était tout baigné de sueur; mais, rassuré par le chant du coq, il reprit sa lecture avec plus de courage. Aux premières lueurs du jour, un diacre vint le remplacer, assisté du vieux Iavtoukh, qui, pour le moment, remplissait les fonctions de sacristain.




Поделиться с друзьями:


Дата добавления: 2015-06-28; Просмотров: 233; Нарушение авторских прав?; Мы поможем в написании вашей работы!


Нам важно ваше мнение! Был ли полезен опубликованный материал? Да | Нет



studopedia.su - Студопедия (2013 - 2024) год. Все материалы представленные на сайте исключительно с целью ознакомления читателями и не преследуют коммерческих целей или нарушение авторских прав! Последнее добавление




Генерация страницы за: 0.058 сек.