BOURDELLE n'a pas été seulement un des -plus grands sculpteurs de notre temps. Comme un Léonard de Vinci ou un Michel-Ange, c'était aussi un créateurcapable de s'exprimer de multiples façons: en peinture, en poésie, en musique, par exemple.
CLAUDE AVELINE, qui, tout jeune, eut la chance de se compter parmi les intimes de l'artiste approchant de la fin de sa vie, n'a pas manqué d'être frappé par la prodigieuse vitalité qu'il manifestait toujours et qui lui faisait regretter de n'avoir pas «trois cents années» devant lui pour donner forme à toutes les puissances de son génie.
C'était à Saint-Cloud, il y a quelques années, dans la belle maison du docteur Couchoud. M. France1 était son hôte et vivait là tranquille, loin des importuns, au milieu de vieux livres et de pierres anciennes. Il me permit de le venir voir, un matin.
Je fus reçu dans la grande salle claire qui surplombe la ville et la campagne. On devinait à l'horizon Paris, couvert de fumées et de brumes mêlées. Dehors, les premiers froids d'automne. Ici, une chaleur apaisante et légère. Sur un socle, un buste de terre, par Bourdelle: M. France, la tête un peu penchée, les épaules nues, songeur. Il dominait la pièce et paraissait l'emplir. 11 attirait le regard, le fixait, l'enchantait.
Or, un bruit de savates me fit tourner les yeux. Je vis M. France lui- même, souriant. Je regardai de nouveau le buste, grave. Mes yeux allèrent plusieurs fois de cette gravité à ce sourire. Et M. France me dit: «Vous vous demandez lequel est le vrai?» Aujourd'hui, c'est le France de Bourdelle qui est le vrai. Le visage de notre maître ne vit plus que par cette effigie.
* * *
M. France disait (et l'on a reproduit ce jugement): «Bourdelle est le plus grand artiste de notre temps, le plus grand, le plus haut, le plus fort. Y a-t-il eu, dans l'histoire des arts, un génie créateur plus fécond et plus puissant? Je ne lui connais qu'un défaut, qui est de concevoir quelquefois au-delà du possible. C'est un noble défaut*.»
* * *
«Hélas, m'a dit Bourdelle, pourquoi vieillir si vite? Quand on commence à apprendre son métier, il faut disparaître. Si quelque magicien venait me proposer de prolonger ma vie, s'il m'était donné d'exister trois cents ans, j'accepterais aussitôt. Les souffrances, les tristesses, les angoisses ne sont rien devant le travail, la joie du travail.' Ce ne serait pas trop de ces trois cents années pour réaliser toutes les maquettes2 qui m'entourent. L'homme n'existe seulement que lorsqu'il va s'éteindre.
* * *
Dans ses vêtements de maître-ouvrier, voici Bourdelle, petit, trapu, immense front dénudé, barbe drue de marin aux reflets bleus, nez puissant, lèvres charnues, regard aimable, rieur, et tout à coup dur et perçant lorsqu'il veut observer. Au cours d'un récit, une ride creuse parfois ses traits et leur donne un aspect tragique. Mais de sa main un peu grasse, aux doigts qui vont s'effilant, il calmait son visage et lui rendait son harmonie.
Antoine Bourdelle se lève à quatre heures du matin. Il peint, dessine, écrit, jusqu'à l'heure où les hommes s'éveillent. Il gagne alors ses ateliers, devient sculpteur jusqu'à la tombée du jour. Il se repose d'un labeur dans un autre labeur, guide ses élèves et, tout en travaillant, leur prodigue les trésors tumultueux de sa pensée. Le soir, il reprend sous la lampe les papiers qu'il avait abandonnés le matin. Les tiroirs sont pleins de compositions de toutes sortes, de manuscrits, de projets. Non, sans doute, ce ne serait pas trop de ces trois cents années...
Visages! visages synthétiques des dieux, visages multiples des hommes. Visage hautain et méprisant d'Ingres, triste du docteur Koeberlé'1, calme d'Anatole France, massif de Rodin, soucieux de Beethoven, réfléchi de Rembrandt, pensif de Frazer4 digne et juvénile* d'Edouard5 et Tristan Cortiière6. Douceur et beauté des visages de femmes.
* * *
«Ce n'est pas du dehors, a déclaré Antoine Bourdelle, qu'il faut modeler un buste. C'est du dedans. L'architecture osseuse, habitacle de la pensée, d'abord. Ensuite, le vêtement de chair, éclairé par l'esprit et animé par le conflit des passions et de la volonté. Encore n'est-ce pas suffisant. Il faut, en sus, la communion intellectuelle et sensible de l'artiste et de son modèle. Cela, c'est le mystère de l'art, qui ne souffre pas l'arbitraire.»
CLAUDE AVELINE. Les Muses mêlées (1926).
Примечания:
l. Анатоль Франс, автор "Красной лилии", "Острова пингвинов". "Восстания ан- гелов" и др. 2. Эскизы скульптур. 3. Знаменитый французский хирург (1828 - 1915). 4. Шотландский фольклорист (1854 - 1941). 5. Эдуард Корбьер (1793 - 1875). просла- вился как моряк и романист. 6. Тристан Корбьер (1845 - 1875), сын Эдуарда Корбьера, поэт, принадлежавший к группе т.н. "проклятых поэтов", автор стихотворного сбор- ника "Желтые любови".
Вопросы:
* On cherchera, dans l'œuvre de Bourdelle, des exemples illustrant ce «noble défaut». ** On examinera la précision de chacune de ces épithètes.
WATTEAU (1684-1721)
ILest le Mozart de la peinture française, et peut-être de la peinture tout court. Comme l'auteur des Noces de Figaro, il eut une vie maladive et une destinée trop brève; comme lui, il sut pourtant cacher son mal sous un sourire d'une grâce presque irréelle; comme lui, il peupla notre univers de créatures impondérables et l'orna de sa fantaisie ailée; comme lui, il fit de la «fête galante» le divertissement suprême de l'âme; avec lui, et avec Marivaux peut- être, il fut l'incarnation la plus pure du plus raffiné de tous les siècles.
%
Watteau, peintre idéal de la Fête jolie,
Ton art léger fut tendre et doux comme un soupir,
Et tu donnas une âme inconnue au Désir
En l'asseyant aux pieds de la Mélancolie1
Tes bergers fins avaient la canne d'or au doigt; Tes bergères, non sans quelques façons hautaines, Promenaient, sous l'ombrage où chantaient les fontaines, Leurs robes qu'effilait2 derrière un grand pli droit...
Dans l'air bleuâtre et tiède agonisaient les rosés; Les cœurs s'ouvraient dans l'ombre au jardin apaisé" Et les lèvres, prenant aux lèvres le baiser, Fiançaient l'amour triste4 à la douceur des choses.
Les Pèlerins s'en vont au Pays idéal5...
La galère dorée abandonne la rive;
Et l'amante, à la proue, écoute au loin, pensive,
Une flûte mourir, dans le soir de cristal...
Oh! partir avec eux par un soir de mystère, О maître6, vivre un soir dans ton rêve enchanté! La mer est rosé... Il souffle une brise d'été, Et, quand la nef7 aborde au rivage argenté,
La lune doucement se lève sur Cythère*.
ALBERT samain. Le Chariot d'Or (1901).. Примечания:
1. Уже Верлен отметил в "Галантных праздненствах" (особенно в "Лунном Све- те") тесную связь наслаждения и печали, которую он считал одной из характерных особенностей французского XVIII в. 2. Автор несомненно хочет сказать, что большая прямая складка сзади на платье создает ощущение тонкой талии и придает фигуре изящество. 3. В саду, успокоившемся в тишине ночи. 4. См.прим. 1. 5. На сей раз на- мек на знаменитую картину Ватто "Отплытие на остров Киферу", которая называется также "Отплытие на остров любви" 6. Поэт обращается к Ватто. 7. Корабль (поэт.).
Вопросы:
* On montrera que cette pièce vaut, en particulier, par l'harmonie des vers. 436
MÉLANCOLIE DE DELACROIX
(1799-1863)
on connaît le vers de BAUDELAIRE:
«Delacroix, lac de sang hanté de mauvais anges.»
// ne dit pas seulement l'admiration du poète pour le peintre. Il explique aussi la raison secrète de cette admiration: la parenté d'âmes entre les deux artistes, cette «mélancolie» incurable qui rongeait leur cœur à tous deux...
Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter une dernière qualité chez Delacroix, la plus remarquable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du xixe siècle: c'est cette mélancolie singulière et opiniâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres, et qui s'exprime et par le choix des sujets, et par l'expression des figures, et par le geste, et par le style de la couleur. Delacroix affectionne Dante et Shakespeare, deux autres grands peintres de la douleur humaine; il les connaît à fond, et il sait les traduire librement. En contemplant la série de ses tableaux, on dirait qu'on assiste à la célébration de quelque mystère douloureux: Dante et Virgile, le Massacre de Scio, le Sardana-pale, le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, la Médée, les Naufragés, et l'Hamlet si raillé et si peu compris. Dans plusieurs on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une figure plus désolée: plus affaissée que les autres, en qui se résument toutes les douleurs envirohnantes; ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, sur le premier plan des Croisés à Constantinople; la vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes d'Alger, son tableau le plus coquet et le plus fleuri. Ce petit poème d'intérieur, plein de repos et de silence, encombré de riches étoffes et de brimborions de toilette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais lieu qui nous guide assez vile vers les limbes insondés de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. Presque toutes sont malades, et resplendissent d'une certaine beauté intérieure. Il n'exprime point la force par la grosseur des muscles, mais par la tension des nerfs. C'est non seulement la douleur qu'il sait le mieux exprimer, mais surtout — prodigieux mystère de sa peinture — la douleur morale! Cette haute et sérieuse mélancolie brille d'un éclat morne, même dans sa couleur, large, simple, abondante en masses harmoniques comme celle de tous les grands coloristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie de Weber*.
CHARLES BAUDELAIRE. L'Art romantique: Salon de I84b.
Примечания:
1. Преддверие рая, куда теологи помешают младенцев, умерших до крещения. 2. Обладающая способностью вибрации, которая сливается с основным тоном.
Вопросы:
* Quelles sont, d'après cette page, les oualités de Baudelaire, critique d'art?
DAUMIER (1808-1879)
Au pays de la satire et de l'ironie, de Montesquieu et de Voltaire, dans cette France où, dit-on, «le ridicule tue», on n'est pas étonné de voir une foule de peintres et de dessinateurs mettre leur talent au service de la caricature ou de la charge. Daumier est, assurément, le plus grand de tous.
Parler de Gavarni et de Forain1 à propos de Daumier, c'est tout confondre. Gavarni, tout aimable, féru d'élégance, spirituel, est le crayon même du Boulevard, sous le règne d'Orsay et de Morny2; mais il a' peu de caractère, ayant peu de force. Forain a du caractère et beaucoup de trait; mais jusque dans son dessin, on sent quel peintre médiocre il a toujours été: Forain est homme de lettres autant que personne.
Ni Forain ni Gavarni n'ont rien de ce qui fait la supériorité première de Daumier: la grandeur et la générosité. Je ne cesse d'observer la racine commune de la générosité et du génie. Encore Gavarni est-il sans arêtes et sans fiel; Forain au contraire est méchant à l'excès; le même homme que Chamfort, avec un cerveau moins solide. Pour plaindre le Apauvre, il faut qu'il assassine le riche. Il n'aimerait pas Jésus, s'il n'avait d'abord Judas à haïr. A mes yeux, il les méconnaît ou les méprise ensemble. Il est celui qui mord toujours. Les neuf dixièmes de ses légendes sont les empreintes d'une dent cariée. Il paraît né pour la haine, là même où il n'est pas haineux. L'affreux mot de rosserie3, tout grêlé4 de rancune et musclé de ruades, a été fait pour lui. Peut-être, ne trouverait-on pas dans l'œuvre immense de Daumier une seule sortie, un seul hennissement de la rosse''. - Daumier, comme il est grand, est bon sur toute chose. Nulle sécheresse, en lui; tout est large, tout est chaud; tout est don*. D'ailleurs, Daumier a l'œil terrible du sculpteur: il va saisir le fond de l'homme; sa main puissante et ,juple le ramène et l'incorpore à la glaise. Les bustes de Daumier sont
l'horreur du réel est sauvée par la majesté du style. Et l'homme y semble contraint de se confesser
«Tel qu'en lui-même enfin sa -passion le change.»
ANDRÉ SUARÈS. Marsiho.
.Примечания:
1. Знаменитые французские графики и карикатуристы XIX в. 2. Т.е в период Вто- рой империи. 3. Остроумное, но язвительное и обидное слово. 4 Букв, щербатое, изъ- еденное 5 Клячи (но как прилагательное rosse означает "едкий, язвительный"). 6. Строка из стихотворения Малларме "Могила Эдгара По".
Вопросы:
* En quoi consiste, selon André Suarès, la générosité de Daumier?
SUR UN PORTRAIT DE BERTHE MORISOT PAR EDOUARD MANET
(1832-1883)
EDOUARD MANET est le premier des très grands artistes modernes. Le premier en date, au moins, car, dans le refus de l'académisme, certains, après lui, sont allés plus loin encore. Mais c'est lui qui avait donné le signal: et, à cet égard, il reste le Maître par excellence.
Je ne mets rien, dans l'œuvre de Manet, au-dessus d'un certain portrait de Berthe Morisot1, daté de 1872.
Sur le fond neutre et clair d'un rideau gris, cette figure est peinte: un peu plus petite que nature.
Avant toute chose, le Noir, le noir absolu, le noir d'un chapeau de deuil et les brides de ce petit chapeau mêlées de mèches de cheveux châtains à reflets rosés, le noir qui n'appartient qu'à Manet, m'a saisi.
Il s'y rattache un enrubannement large et noir, qui déborde l'oreille gauche, entoure et engonce le cou; et le noir mantelet qui couvre les épaules, laisse paraître un peu de claire chair, dans l'échancrure d'un col de linge blanc.
Ces places éclatantes de noir intense encadrent et proposent un visage aux trop grands yeux noirs, d'expression distraite et comme lointaine. La
peinture en est fluide, et venue, facile, et obéissante à la souplesse de la brosse; et les ombres de ce visage sont si transparentes, les lumières si délicates que je songe à la substance tendre et précieuse de cette tête de jeune femme par Vermeer, qui est au musée de La Haye.
Mais ici l'exécution semble plus prompte, plus libre, plus immédiate. Le moderne va vite et veut agir avant la mort de l'impression*.
La toute-puissance de ces noirs, la froideur simple du fond, les clartés pâles ou rosées de la chair, la bizarre silhouette du chapeau qui fut à la dernière mode et «jeune»; le désordre des mèches, des brides, du ruban, qui encombrent les abords du visage; ce visage aux grands yeux, dont la fixité vague est d'une distraction profonde et offre en quelque sorte, une présence d'absence — tout ceci se concerte et m'impose une sensation singulière... de poésie —, mot qu'il faut aussitôt que je m'explique.
Mainte toile admirable ne se rapporte' nécessairement à la poésie. Bien des maîtres firent des chefs-d'œuvre sans résonance.
Même, il arrive que le poète naisse tard dans un homme qui jusque-là n'était qu'un grand peintre. Tel Rembrandt, qui, de la perfection atteinte dès ses premiers ouvrages, s'élève enfin au degré sublime, au point où l'art même s'oublie, se rend imperceptible, car son objet suprême étant saisi comme sans intermédiaire, ce ravissement absorbe, dérobe ou consume le sentiment de la merveille et des moyens. Ainsi se produit-il parfois que l'enchantement d'une musique fasse oublier l'existence même des sons.
Je puis dire à présent que le portrait dont je parle est poème. Par l'harmonie étrange des couleurs, par la dissonance de leurs forces, par l'opposition du détail futile et éphémère d'une coiffure de jadis avec je ne sais quoi d'assez tragique de l'expression de la figure, Manet fait résonner son œuvre, compose4 du mystère à la fermeté de son art. Il combine à la ressemblance physique du modèle, l'accord unique qui convient à une personne singulière, et fixe fortement le charme distinct et abstrait de Berthe Morisot**.
PAUL VALÉRY. Pièces sur l'Art (1934)..
Примечания:
1. Берта Моризо (1841 - 1895) — французская художница-импрессионистка 2. Ко- роткая накидка, которую носили в ту эпоху женщины. 3. Не соотносится, не созвучно. 4. Combine = associe étroiteinent.
Вопросы:
* Par quels procédés l'écrivain rend-il sensible le jeu des clairs-obscurs chez Manet? ** Comparez le texte de Valéry au portrait qui l'a inspiré.
LES NYMPHÉAS1 OU LES SURPRISES D'UNE AUBE D'ETE
CLAUDE МОНЕТ (1840-1926) avait, dès 1898, commencé la série des fameux Nymphéas. Or, l'ensemble décoratif qu'on -peut admirer sous ce nom au musée de l'Orangerie, dans le jardin des Tuileries, le -peintre n'en fit don à l'Etat qu'en 1923. C'est assez dire que ce thème ne cessa d'occuper (et même d'obséder) toute la dernière partie de la vie de l'artiste.
Des deux salles où sont exposés les Nymphéas, ANDRÉ MASSON a pu écrire qu'elles constituaient «la Sixtine de l'Impressionnisme». On ne saurait situer avec plus de force l'importance du chef-d'œuvre de Monet.
«Il n'y a point de Polype, ni de Caméléon, qui fuisse changer de couleur aussi souvent
que l'eau.»
(jean-albert FABRICIUS, Théologie de l'Eau, trad. /747, P. 98.)
Les nymphéas sont les fleurs de l'été. Elles marquent l'été qui ne trahira plus. Quand la fleur apparaît sur l'étang, les jardiniers prudents sortent les orangers de la serre. Et si dès septembre le nénuphar défleurit, c'est le signe d'un dur et long hiver. Il faut se lever tôt et travailler vite pour faire, comme Claude Monet, bonne provision de beauté aquatique, pour dire la courte et ardente histoire des fleurs de la rivière.
Voici donc notre Claude parti de bon matin. Songe-t-il en cheminant vers l'anse des nymphéas que Mallarmé, le grand Stéphane, a pris, en symbole de quelque Léda" amoureusement poursuivie, le nénuphar blanc? Se redit-il la page où le poète prend la belle fleur «comme un noble œuf de cygne... qui ne se gonfle d'autre chose sinon de la vacance exquise de soi4»... Oui, déjà tout à la joie d'aller fleurir sa toile, le peintre se demande, plaisantant avec «le modèle» dans les champs comme en son atelier:
Quel œuf le nénuphar a-t-il fondu la nuit? Il sourit d'avance de la surprise qui l'attend. Il hâte le pas. Mais: Déjà la blanche fleur est sur son coquetier.
Et tout l'étang sent la fleur fraîche, la fleur jeune, la fleur rajeunie par la nuit. Quand le soir vient — Monet l'a vu mille fois — la jeune fleur s'en va passer la nuit sous l'onde. Ne conte-t-on pas que son pédoncule5 la rappelle, en se rétractant, jusqu'au fond ténébreux du limon? Ainsi, à chaque aurore, après le bon sommeil d'une nuit d'été, la fleur du nymphéa, immense sensitive des eaux, renaît avec la lumière, fleur ainsi toujours jeune, fille immaculée de l'eau et du soleil.
Tant de jeunesse retrouvée, une si fidèle soumission au rythme du jour et de la nuit, une telle ponctualité à dire l'instant d'aurore, voilà ce qui fait du nymphéa la fleur même de l'impressionnisme*. Le nymphéa est un instant du monde. Il est un matin des yeux. Il est la fleur surprenante d'une aube d'été (...).
Le monde veut être vu: avant qu'il y eût des yeux pour voir, l'œil de l'eau, le grand œil des eaux tranquilles regardait les fleurs s'épanouir. Et c'est dans ce reflet — qui dira le contraire? — que le monde a pris la première conscience de sa beauté. De même, depuis que Claude Monet a regardé les nymphéas, -les nymphéas de l'Ile-de-France sont plus beaux, plus grands**. Ils flottent sur nos rivières avec plus de feuilles, plus tranquillement, sages comme des images de Lotus-enfants. J'ai lu, je ne sais plus où, que dans les jardins d'Orient, pour que les fleurs fussent plus belles, pour qu'elles fleurissent plus vite, plus posément, avec une claire confiance en leur beauté, on avait assez de soin et d'amour pour mettre devant une tige vigoureuse portant la promesse d'une jeune fleur deux lampes et un miroir. Alors la fleur peut se mirer la nuit. Elle a ainsi sans fin la jouissance de sa splendeur.
Claude Monet aurait compris cette immense charité du beau, cet encouragement donné par l'homme à tout ce qui tend au beau, lui qui toute sa vie a su augmenter la beauté de tout ce qui tombait sous son regard. Il eut à Giverny quand il fut riche — si tard! —, des jardiniers d'eau pour laver de toute souillure les larges feuilles des nénuphars en fleurs, pour animer les justes courants qui stimulent les racines, pour ployer un peu plus la branche du saule pleureur qui agace sous le vent le miroir des eaux. Bref, dans tous les actes de sa vie, dans tous les efforts de son art, Claude Monet fut un serviteur et un guide des forces de beauté qui mènent le monde.
gaston bachelard. Revue Verve. №' 27 et 28. 442
Примечания:
\. Нимфеи или ненюфары — белые водяные лилии. 2. Разновидность моллюсков, отличающаяся разнообразием форм. 3. Чтобы овладеть Ледой. Зевс превратился в лебедя. 4. Утонченным сознанием собственной пустоты. 5. Цветоножка, черешок. 6. Небольшая деревня близ Вернона (департамент Эвр), где Моне жил с 1883 г. и до самой смерти.
Вопросы:
* Essayez, à votre tour, de justifier cette heureuse formule.
** En quel sens un peintre feut-il ajouter à la beauté de la nature? — On songera à cette définition que la scolastique donnait de l'art: «Homo additus naturae» (L'homme ajouté à la nature).
GEORGES BRAQUE (né en 1882)
Bien qu'il soit né à Argenteuil, un des lieux qui ont le plus heureusement inspiré Claude Monet, GEORGES BRAQUE sera l'un de ceux qui rompront de la façon la plus complète et la plus brutale avec les diaprures et les papillo- tements de l'impressionnisme. S'il est, en effet, possible de distinguer dans sa longue carrière des périodes jalonnant l'évolution de son art. Braque demeure, avant tout, comme l'un des initiateurs du cubisme, c'est-à-dire du retour à la «règle» et à la composition.
PROPOS DE GEORGES BRAQUE
La seule chose qui compte, qui soit Valable à un moment donné, c'est le rapport qui s'établit entre l'artiste et la réalité. Le tableau naît du rapport entre l'artiste et le motif, et il se trouve quelquefois que le tableau ressemble plus au motif qu'à l'artiste, comme un enfant ressemble plus à sa mère qu'à son père ou inversement. Pour moi les choses ne prennent leur valeur que par rapport à moi, que lorsqu'elles se présentent à moi. Une pierre est sur la route: je l'utilise pour caler une roue de ma voiture; elle n'existait pas, je lui ai donné la vie en la faisant cale. En la quittant je la restitue à son néant. Ces rapports varient à l'infini. Ils créent la diversité à l'infini de la peinture.
* * *
II ne faut pas croire que nous voyons un Raphaël comme le voyaient les contemporains de Raphaël; les rapports ne sont pas les mêmes*. 11 y a cependant une certaine permanence des rapports: le commun qui personnifie l'humain. C'est pourquoi une peinture dé Raphaël nous touche. L'œuvre d'art est un foyer qui répand une chaleur: chacun en prend ce qu'il peut en recevoir. Il ne faut pas confondre commun et semblable. Entre Raphaël et Corot, il y a du commun; mais entre Corot et Trouillebert2, il n'y a pas de commun, il y a du semblable.
A propos des peintures des premiers Cubistes, on a prononcé lp mot «abstrait». Il y avait une sorte d'algèbre, parce que les objets étaient remplacés par des formes abstraites. Maintenant certains jeunes se disent non figuratifs, mais ce sont les plus figuratifs des peintres. Ils prennent des figures géométriques, un cercle par exemple, mais en peignant de rouge l'intérieur de ce cercle, ils en font un disque. La chose la plus abstraite et la plus figurative en même temps, c'est un profil dessiné d'un seul trait. Exprimer tous les volumes et obtenir une ressemblance avec un trait, cela correspond à tous les moyens d'expression et un profil n'est pas un symbole. La peinture non figurative nous est compréhensible grâce à la complicité des choses que nous connaissons déjà. Une peinture avec des plans ronds nous est sensible parce que nous connaissons Cézanne: un rond, pour nous, c'est une pomme. Certains ne s'aperçoivent pas qu'ils font de l'Impressionnisme, et que même leur touche n'est que de l'Impressionnisme masqué. L'Impressionnisme est français**. Un portrait d'Ingres a un côté atmosphérique que l'on retrouve dans presque tous les tableaux français. Chez Cranach, rien de semblable: il est expressionniste (...).
Нам важно ваше мнение! Был ли полезен опубликованный материал? Да | Нет
studopedia.su - Студопедия (2013 - 2025) год. Все материалы представленные на сайте исключительно с целью ознакомления читателями и не преследуют коммерческих целей или нарушение авторских прав!Последнее добавление