Avant d'être l'auteur de pièces brèves, de «comédies-éclairs», faisant ressortir la dérision de la vie et utilisant les jeux du langage («Théâtre de Chambre», 1955), Jean Tardieu a été un poète original qui s'est plu à parodier les platitudes de la conversation et du même coup à ridiculiser les lieux communs.
(Sur le pas de la porte, avec bonhomie.)
Comment ça va sur la terre?
— Ça va ça va, ça va bien.
Les petits chiens sont-ils prospères?
— Mon Dieu oui merci bien. Et les nuages?
— Ça flotte. Et les volcans?
— Ça mijote. Et les fleuves?
— Ça s'écoule. Et le temps?
— Ça se déroule. Et votre âme?
— Elle est malade
le printemps était trop vert elle a mangé trop de salade. *
Jean Tardieu, Le Fleuve caché.
De tous les écrivains qu'on rattache à l'école du «Nouveau Roman», Michel Butor est sans cloute le plus complet. Car, s'il s'est illustré d'abord comme romancier («Passage de Milan», «L'Emploi du temps», «La Modification»), il s'est peu à peu orienté vers d'autres aspects de la création littéraire pour produire une œuvre multiforme, comportant des essais («Répertoire»), des relations de voyage («Le Génie du lieu», «Mobile», «Réseau aérien»), des études où l'esprit critique et l'imagination s'associent heureusement («6180 000 litres d'eau par seconde», «La Rosé des vents», «Intervalle»). De tous ses écrits, «La Modification», prix Renaudot 1957, est le plus populaire, du moins celui qui a réuni le plus de lecteurs. C'est une sorte de roman, racontant l'histoire d'un homme de quarante-cinq ans, marié et père de quatre enfants, que son métier conduit à faire de fréquents voyages à Rome: il y a connu une jeune veuve, Cécile, et il conçoit le projet de quitter son foyer pour vivre avec elle.
Au voyage suivant, vous l'aviez prévenue de votre arrivée par la première lettre que vous lui eussiez écrite, bien différente de celles d'aujourd'hui, le style étant passé de «Chère Madame», à «Chère Cécile», puis aux petits surnoms d'amants, le vous ayant fait place au tu, les formules de politesse aux envois de baisers.
Vous avez trouvé sa réponse en arrivant à l'Albergo Quirinale comme vous le lui aviez demandé, vous priant de venir l'attendre à la sortie du Palais Farnèse, pour qu'elle pût vous mener, si cela vous amusait, dans un petit restaurant qu'elle connaissait au Trastevere.
Le pli était pris; chaque fois vous l'aviez revue; bientôt ce fut l'automne, puis l'hiver; vous aviez parlé de musique, elle vous a procuré des places de concert; elle s'est mise à étudier pour vous les programmes des cinémas, à organiser vos loisirs à Rome.
Sans qu'elle s'en rendît compte alors, sans l'avoir cherché (vous l'avez appris tous les deux ensemble en étudiant votre Rome l'un pour l'autre), elle avait mis votre première promenade commune sous le signe de Borromini; depuis, vous avez eu bien d'autres guides et patrons; ainsi, comme vous aviez longuement feuilleté un jour dans une petite ibrairie d'occasions précieuses, près du palais Borghese, — celle-là même où Cécile vous a acheté peu de temps après pour votre fête la Construction et la Prison qui ornent votre salon, quinze place du Panthéon — un volume de Piranèse consacré aux ruines, les mêmes sujets à peu près que ceux les toiles imaginaires rassemblées dans le tableau de Pannini, dans l'hiver vous
êtes allés considérer, interroger l'un après l'autre tous ces amas de briques et de pierres.
Un soir enfin — vous étiez allés sur la via Appia, vous y aviez eu fort froid à cause du vent, vous y aviez été surpris par le coucher du soleil près du tombeau de Cecilia Metella; on apercevait la ville et ses remparts dans une brume pourpré poussiéreuse —, elle vous a proposé ce que vous attendiez depuis plusieurs mois, de venir prendre le thé dans sa maison, et vous avez franchi le seuil du cinquante-six Via Monte délia Farina, vous avez monté ces quatre hauts étages, vous avez pénétré dans l'appartement de la famille da Ponte avec ses buffets noirs, ses fauteuils recouverts de housses en macramé, ses calendriers publicitaires dont un de la maison Scabelli et ses images pieuses, vous êtes entré dans sa chambre si fraîchement, si différemment arrangée avec sa bibliothèque de livres français et italiens, ses photographies de Paris, son couvre-lit à rayures de couleurs.
Il y avait une grosse réserve de bois fendu à côté de la cheminée et vous lui avez dit que vous vous chargiez d'allumer le feu, mais c'est une chose dont vous aviez perdu l'habitude depuis la fin de la guerre; il vous a fallu longtemps.
Il faisait chaud maintenant; enfoncé dans un des fauteuils, vous avez commencé à boire son thé qui vous réconfortait merveilleusement; vous vous sentiez tout envahi d'une délicieuse fatigue; vous regardiez les flammes claires et leurs reflets sur les pots de verre et de faïence, dans les yeux tout proches des vôtres de Cécile qui avait enlevé ses souliers et s'était allongée sur le divan, beurrant, appuyée sur un coude, une tranche de pain grillé.
Vous entendiez le bruit du couteau sur la mie durcie, le ronflement dans le foyer; il y avait cette fine odeur de deux fumées à la fois; de nouveau vous aviez toute votre timidité déjeune homme; le baiser vous apparaissait comme une fatalité à laquelle il vous était impossible de vous soustraire, vous vous êtes levé brusquement et elle vous a demandé: «Qu'est-ce qu'il y a?»
La regardant sans lui répondre, sans plus pouvoir détacher vos yeux des siens, vous vous êtes approché d'elle doucement avec l'impression de tirer un immense poids derrière vous; assis près d'elle sur le divan, votre bouche a eu encore quelques terribles centimètres à franchir, votre cœur était serré comme un linge humide qu'on essore.
Elle a lâché le couteau qu'elle tenait d'une main, le pain qu'elle tenait de l'autre, et vous avez fait ce que font ensemble les amoureux.
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