D'image plus exacte de l'enseignement frimaire (ou du premier degré), on n'en trouvera point ailleurs que dans ces écoles de campagne où, le 'plus souvent. un seul maître doit faire la classe simultanément à des enfants dont l'âge varie de six à quatorze ans. Et il faut, comme ALAIN-FOURNIER (1886-1914), y avoir été élève soi-même, pour être capable d'en traduire la vie si particulière et parfois, si mouvementée.
Le narrateur, fils de l'instituteur M. Seurel, s'est lié avec un élève, le grand Meaulnes, qui a fait une fugue. Dès lors, il attend avec impatience, comme tous ses camarades, le retour du fugitif tarti depuis déjà trois jours.
Le quatrième jour fut un des plus froids de cet hiver-là. De grand matin, les premiers arrivés dans la cour se réchauffaient en glissant1 autour du puits. Ils attendaient que le poêle fût allumé dans l'école pour s'y précipiter.
Derrière le portail, nous étions plusieurs à guetter la venue des gars de la campagne. Ils arrivaient tout éblouis encore d'avoir traversé des paysages de givre, d'avoir vu les étangs glacés, les taillis où les lièvres détalent... Il y avait dans leurs blouses un goût de foin et d'écurie qui alourdissait l'air de la classe, quand ils se pressaient autour du poêle rouge. Et ce matin-là, l'un d'eux avait apporté dans un panier un écureuil gelé qu'il avait découvert en route. Il essayait, je me souviens, d'accrocher par ses griffes, au poteau du préau2, la longue bête raidie*...
Puis la pesante classe d'hiver commença...
Un coup brusque au carreau nous fit lever la tête. Dressé contre la porte, nous aperçûmes le grand Meaulnes secouant avant d'entrer le givre de sa blouse, la tête haute et comme ébloui!
Les deux élèves du banc le plus rapproché de la porte se précipitèrent pour l'ouvrir: il y eut à l'entrée comme un vague conciliabule, que nous n'entendîmes pas, et le fugitif se décida enfin à pénétrer dans l'école.
Cette bouffée d'air frais venue de la cour déserte, les brindilles de paille qu'on voyait accrochées aux habits du grand Meaulnes, et surtout son air de voyageur fatigué, affamé, mais émerveillé, tout cela fit passer en nous un étrange sentiment de plaisir et de curiosité.
M. Seurel était descendu du petit bureau à deux marches où il était en train de nous faire la dictée; et Meaulnes marchait vers lui d'un air agressif. Je me rappelle combien je le trouvai beau, à cet instant, le grand compagnon, malgré son air épuisé et ses yeux rougis par les nuits passées au-dehors, sans doute.
Il s'avança jusqu'à la chaire et dit, du ton très assuré de quelqu'un qui
rapporte un renseignement: «Je suis rentré, monsieur.
— Je le vois bien, répondit M. Seurel, en le considérant avec curiosité... Allez vous asseoir à votre place.»
Le gars se retourna vers nous, le dos un peu courbé, souriant d'un air moqueur comme font les grands élèves indisciplinés lorsqu'ils sont punis, et, saisissant d'une main le bout de la table, il se laissa glisser sur son banc.
«Vous allez prendre un livre que je vais vous indiquer, dit le maître — toutes les têtes étaient alors tournées vers Meaulnes —, pendant que vos camarades finiront la dictée.»
Et la classe reprit comme auparavant. De temps à autre le grand Meaulnes se tournait de mon côté, puis il regardait par les fenêtres, d'où l'on apercevait le jardin blanc, cotonneux, immobile, et les champs déserts, où parfois descendait un corbeau. Dans la classe, la chaleur était lourde, auprès du poêle rougi. Mon camarade, la tête dans les mains, s'accouda pour lire: à deux reprises je vis ses paupières se fermer et je crus qu'il allait s'endormir.
«Je voudrais aller me coucher, monsieur, dit-il enfin, en levant le bras à demi. Voici trois nuits que je ne dors pas.
— Allez!» dit M. Seurel, désireux surtout d'éviter un incident. Toutes les têtes levées, toutes les plumes en l'air, à regret nous le regardâmes partir, avec sa blouse fripée dans le dos et ses souliers terreux.
Que la matinée fut lente à traverser! Aux approches de midi, nous entendîmes là-haut, dans la mansarde3, le voyageur s'apprêter pour descendre. Au déjeuner, je le retrouvai assis devant le feu, pendant qu'aux douze coups de l'horloge, les grands élèves et les gamins, éparpillés dans la cour neigeuse, filaient comme des ombres devant la porte de la salle à manger.
De ce déjeuner, je ne me rappelle qu'un grand silence et qu'une grande gêne. Tout était glacé. (...) Enfin, le dessert terminé, nous pûmes tous les deux bondir dans la cour. Cour d'école,, après midi, où les sabots avaient enlevé la neige..., cour noircie où le dégel faisait dégoutter les toits du préau..., cour pleine de jeux et de cris perçants! Meaulnes et moi, nous longeâmes en courant les bâtiments. Déjà deux ou trois de nos amis du bourg laissaient la partie et accouraient vers nous en criant de joie, faisant gicler la boue sous leurs sabots, les mains aux poches, le cache-nez déroulé. Mais mon compagnon se précipita dans la grande salle, où je le suivis, et referma la porte vitrée juste à temps pour supporter l'assaut de ceux qui nous poursuivaient. (...)
Dans la classe qui sentait les châtaignes et la piquette4 il n'y avait que deux balayeurs, qui. déplaçaient les tables. Je m'approchai du poêle pour m'y chauffer paresseusement en attendant la rentrée, tandis qu'Augustin Meaulnes cherchait dans le bureau du maître et dans les pupitres. Il découvrit bientôt un petit atlas, qu'il se mit à étudier avec passion, debout sur l'estrade, les coudes sur le bureau, la tête entre les mains.
Je me disposais à aller près de lui; je lui aurais mis la main sur l'épaule et nous aurions sans doute suivi ensemble sur la carte le trajet qu'il avait fait, lorsque soudain la porte de communication avec la petite classe s'ouvrit toute battante sous une violente poussée, et Jasmin Delouche, suivi d'un gars du bourg et de trois autres de la campagne, surgit avec un cri de triomphe. (...)
A son entrée, Meaulnes leva la tête et, les sourcils froncés, cria aux gars qui se précipitaient sur le poêle, en se bousculant:
«On ne peut donc pas être tranquille une minute, ici!
— Si tu n'es pas content, il fallait rester où tu étais», répondit, sans lever la tête, Jasmin Delouche qui se sentait appuyé par ses compagnons. (...)
Mais déjà Meaulnes était sur lui. Il y eut d'abord une bousculade; les manches des blouses craquèrent et se décousirent. Seul, Martin, un des gars de la campagne entrés avec Jasmin, s'interposa:
«Tu vas le laisser!» dit-il, les narines gonflées, secouant la tête comme un bélier.
D'une poussée violente, Meaulnes le jeta, titubant, les bras ouverts, au milieu de la classe; puis, saisissant d'une main Delouche par le cou, de l'autre ouvrant la porte, il tenta de le jeter dehors. Jasmin s'agrippait aux tables et tramait les pieds sur les dalles, faisant crisser ses souliers ferrés, tandis que Martin, ayant repris son équilibre, revenait à pas comptés, la tête en avant, furieux. Meaulnes lâcha Delouche pour se colleter5 avec cet imbécile et il allait peut-être se trouver en mauvaise posture, lorsque la porte des appartements s'ouvrit à demi. M. Seurel parut, la tête tournée vers la cuisine, terminant, avant d'entrer, une conversation avec quelqu'un...
Aussitôt la bataille s'arrêta. Les uns se rangèrent autour du poêle, la tête basse, ayant évité jusqu'au bout de prendre parti. Meaulnes s'assit à sa place, le haut de ses manches décousu et défroncé6. Quant à Jasmin, tout congestionné, on l'entendit crier durant les quelques secondes qui Précédèrent le coup de règle du début de la classe:
«Il ne peut plus rien supporter maintenant. Il fait le malin. Il s'imagine Peut-être qu'on ne sait pas où il a été.
— Imbécile! Je ne le sais pas moi-même», répondit Meaulnes, dans le silence déjà grand.
Puis, haussant les épaules, la tête dans les mains, il se mit à apprend i ses leçons**.
ALAIN-FOURNIER. Le Grand Meaulnes (1913). Примечания:
1. На льду. 2. Крытая галерея, где ученики укрывались на перемене от дождя 3. Мансарда, комната на чердаке. 4. Кислое вино низкого качества либо изготовленное из виноградных выжимок. 5. Схватить за шиворот, вступить в драку. 6. Утратившие сборки, складки.
Вопросы:
* Étudiez les éléments poétiques contenus dans ce paragraphe.
** Quelle idée peut-on se faire de 7'atmospllère qui régne dans une école de campagne d'après ce passage? — Montrez ce qu'il y a de vivant dans le parler des élèves.
UNE «EXPLICATION» DE PHÈDRE
L'enseignement de la littérature est un des plus ardus qui soient, surtout lorsqu'on prétend, comme en France, le faire reposer sur l'étude d'auteurs classiques, c'est-à-dire morts depuis des siècles et dont l'intérêt échappe souvent aux élèves.
D'où l'effort accompli aujourd'hui par de jeunes professeurs pour rendre la vie à de vieux textes, fût-ce au prix d'expressions argotiques et de rapprochements un peu hasardeux avec l'actualité.
Un professeur du second degré, dont c'est la première année d'enseignement, reçoit la visite de l'inspecteur général. Un peu ému, il confie à l'un de ses élèves le soin d'expliquer un passage de Phèdre (1677) selon la méthode assez particulière qu 'il a inaugurée dans sa classe.
L'ÉLÈVE. — Jusqu'à Racine jamais une femme n'avait fait la cour à un homme sur la scène. Les femmes doivent se tenir tranquilles, surtout au XVIIe siècle. C'est l'homme qui commence.
Oui, prince, je languis, je brûle pour Thésée.
Phèdre est plus âgée qu'Hippolyte. Mais pas beaucoup plus. Ce n'est pas une vieille femme, comme à la Comédie-Française. Elle a peut-être vingt-cinq ans. On se marie jeune dans le Midi. Elle est très jolie.
Elle se demande comment elle va faire pour avouer son amour à ce jeune homme. C'est pour ça qu'elle ne dort pas depuis plusieurs nuits.
Elle a trouvé un trac2. Elle va faire semblant de penser à son mari Thésée. Mais c'est au fils de son mari qu'elle pense: Hippolyte. Un fils qu'il a eu d'une autre femme. Justement ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau. Et ils ont la même cuirasse.
Phèdre est très amoureuse. Elle a un tempérament de feu. C'est la petite- fille du Soleil, qui atteint une température de 6500° dans la Photosphère3 En plus, il fait très chaud en Grèce, surtout en été. Et la pièce se passe vers le 14 juillet4. C'est le moment des grandes fêtes où on représente les tragédies en plein air. Les gens apportent leurs saucissons*.
Phèdre n'en peut plus. Elle a rêvé à Hippolyte toute la nuit. Elle s'est tordue sur son lit. On étouffe dans ce palais.
Je languis, je brûle pour Thésée. Et le rejet5 au début du vers suivant: Je l'aime. C'est tout à fait un corps de femme qui palpite.
Je l'aime, non point tel que l'ont vu les enfers,
Volage adorateur de mille objets divers,
Qui va du dieu des morts déshonorer la couche...
Thésée est un coureur6. Phèdre en profite pour le7 glisser sans avoir l'air d'y toucher. Elle l'accuse d'avoir adoré mille «objets». Les «objets», au XVIIe siècle, c'étaient les femmes. Il a déshonoré la couche du dieu des morts. Il est descendu aux Enfers exprès pour enlever sa femme Proserpine. Ce qui prouve aussi son courage. Le dieu des morts était terrible. Et sa couche se trouvait en un endroit effrayant.
Mais fidèle, mais fier, et même un feu farouche...
Voilà la déclaration qui commence. Vers 638. C'est le portrait de Thésée jeune. Il n'est plus comme ça maintenant. Admirons au passage la ruse des femmes. Remarquer l'allitération8 fidèle, fier, farouche. Ces f donnent beaucoup de charme à la description. Remarquons aussi le nombre de syllabes: Fidèle: trois. Fier: une. Farouche: trois, mais qui ne comptent que pour deux, à cause de l'élision de l'e muet à la fin du vers.
La fidélité, c'est la première qualité chez l'homme, pour une femme: trois syllabes. Mais un homme qui ne serait que fidèle, la femme ne 1'aimerait pas. Il faut qu'il soit fier, qu'il la domine, mais pas trop: une syllabe. Il faut qu'il soit même un peu farouche et qu'elle craigne de le Perdre. Cette crainte l'excite beaucoup: deux syllabes**.
Charmant, jeune, tramant tous les cœurs après soi...
Phèdre y va de plus en plus fort. Une fois qu'elle est lancée, une femme ne sait plus s'arrêter.
Un homme peut être fidèle, fier et même un feu farouche sans qu'on l'aime. Mais s'il est charmant, cela veut dire qu'on l'aime. Et, en plus, s'il est jeune!.. Surtout si la femme l'est moins que lui!., et s'il traîne tous les cœurs après soi!.. Il est bien normal qu'il traîne aussi celui de Phèdre.
Tel qu'on dépeint nos dieux...
Ce Thésée, elle l'adore. Comme aujourd'hui une femme dit à un homme:Mon ange.
Ou tel que je vous voi...
Ça y est! Elle l'attaque directement. Une femme qui veut un homme, rien ne lui résiste. Elle commence en catimini9, puis elle y va de face. Hippolyte ne peut s'y tromper. Ce n'est pas de son père qu'il s'agit, même jeune, mais de lui.
Ce petit demi-vers est un des mieux faits pour le théâtre. Racine n'a pas besoin de dire entre parenthèses que l'actrice doit se remuer comme ceci ou comme cela: même si l'actrice qui joue Phèdre est mauvaise, ce petit demivers la pousse dans le dos et la force à pivoter vers Hippolyte. Elle le regarde.
// avait votre port, vos yeux, votre langage...
Nous y sommes en plein! «Votre port», c'est sa prestance, sa démarche, sa haute taille. Ce qui fait que lorsqu'une femme voit arriver un homme de loin, elle dit: c'est Lui! Et son cœur bat. «Vos yeux.» Les femmes aiment beaucoup les yeux des hommes. Mais il n'y a que les plus amoureuses qui le leur disent. «Votre langage.» Les femmes aiment beaucoup la voix des hommes. Elle les trouble. Surtout les voix chaudes du Midi. On s'en rend compte à la Radio...
L'inspecteur général avait pris des notes.
«Très bien!.. Très bien!..» répétait-il en hochant la tête.
Quelques heures après ma classe, il me reçut dans le bureau du proviseur10. Comme je frappais à la porte, celui-ci sortit et m'adressa le plus gracieux sourire. L'inspecteur m'accueillit avec chaleur.
«Eh bien, mais c'est excellent! dit-il. Voilà exactement ce que je veux. Trop de professeurs tuent toutes ces choses par leur formalisme. Il faut les ressusciter. Par l'allusion à l'actualité, les quiproquos", les plaisanteries même. Les classes ne sont pas des cimetières, mais des sources bouillantes de vie.» Il me félicita d'avoir fait brûler l'amour dans Phèdre.
«Cette pièce est un brasier. Il ne faut pas l'éteindre. Tant pis si elle met le feu au lycée***!»
PAUL GUTH. Le Naïf aux quarante enfants (1954). Примечания:
1. "Федра", действие II, явление 5. 2. Уловку, хитрость (разг.). 3. Нижний слой солнечной атмосферы. Ученик использует слово, которое услышал от учителя астро- номии. 4. Забавный анахронизм: 14 июля является во Франции национальным празд- ником. 5. Отсылка к следующей строке, в которой одно или несколько слов связаны с предшествующей. 6. Мужчина, бегающий за женщинами, ловелас. 7. Pronom neutre: reprend l'idée de la phrase précédente. 8. Звуковая организация стиха, заключающаяся в повторении одной и той же согласной. 9. Втайне, скрытно. 10. Директора лицея. 11. Квипрокво: комическая ситуация, при которой одно принимается за другое, пута- ница (лат.).
Вопросы:
** Faites la part de ce qu'il y a de juste et de ce qu'il y a de fantaisiste dans ces explications.
** Que pensez-vous de ce commentaire sur l'alii ération? N'est-il pas un peu subtil "Et n'y sent-on pas soit une discrète parodie, soit une maladresse de l'élève qui répète, à sa manière, la leçon du professeur?
*** Partagez-vous l 'enthousiasme de l'inspecteur? — Essayez, de votre côté, de faire une explication du même passage.
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