En France comme ailleurs, les journaux -peuvent se répartir essentiellement en deux catégories: ceux qui ont pour objet d'exprimer les convictions du parti politiqueauquel ils appartiennent; et ceux qui, plus indépendants. se consacrent davantage à l'information proprement dite.
De toute façon, les uns et les autres connaissent une vie souvent précaire. Aussi faut-il avoir beaucoup d'audace, et découvrir une formule vraiment.sans précédent, pour prétendre «lancer» et faire durer un nouveau journal.
Un député. Croûton, a déridé de fonder un journal. Ils' eft adjoint quatre feunes gens, Merlange, 'R.ibaulf, Guitton et Dannery, qui sont pleins de bonne volonté, таи qui ignorent tout du métier de journaliste. Aussi a-t-il jugé utile de les réunir pour leur donner quelque s «consignes» indispensables.
Crouzon, prompt et soucieux derrière sa table de bois, blanc, parlait vite, sans même les regarder:
«Nous paraîtrons le 15 octobre. J'engagerai avant les vacances quatre reporters pour les faits divers, les tribunaux, les principaux ministères. Le rédacteur en chef sera M. Aubrain, que vous connaissez. Je cherche un secrétaire de rédaction, car je ne veux pas, tout compte fait, diminuer d'un seul homme mon journal de Châteauroux. Mon intention, Dannery, est que vous appreniez la mise en pages pour le doubler en cas de besoin. C'est un travail du soir — de neuf heures à minuit — qui ne vous gênera pas dans votre métier d'architecte. Dans un an, si vous réussissez, je vous ferai rédacteur en chef à côté d'Aubrain, qui m'est précieux par ses relations, mais qui n'a pas votre sérieux.
- Mais, dit Dannery, je crois que Ribault, par exemple... — Il faut, reprit Crouzon plus haut, sans l'écouter, que vous me prépariez quatre campagnes' qui puissent servir au lancement. Je ne compte pas trop sur Paris d'abord, et mon premier effort de distribution portera sur la banlieue. En banlieue, nous serons en concurrence avec les communistes, mais nous ne devons pas les heurter. Prenez toutes les grosses villes de banlieue une à une: Ce qu'il faut à Saint-Denis, ce qu'il faut à Aubervilliers, ce qu'il faut à Puteaux, etc. N'oubliez pas que votre urbanisme n'est pas le leur*. Ils tiennent aux transports rapides autant qu'au logement et plus qu'aux jardins publics. Pour tenir la banlieue en baleine, il faut faire alterner les articles généraux: transports, marchés, parc des
sports, avec les articles sur chaque région. Là où les municipalités sont de droite2, tapez dur. Mais toujours au nom des faits, de la science, et jamais au nom de la politique. Vous me suivez?»
Dannery était glacé par cette consigne étroite. C'était bien à peu près ses idées qu'il allait servir, mais en esclave. Sans hésiter pourtant il accepta cet esclavage et dit d'une petite voix: «J'essaierai.
- Pour vous, Ribault, vous êtes déjà presque au courant: il s'agit de refondre, à l'usage du journal, ce que nous avons préparé ensemble pour la commission de l'Agriculture3. Blé, viande, légumes, fruits. Mais ne croyez pas que je compte sur un public de paysans au début. Il faut donc faire de ça une campagne sur la vie chère. Vous pourrez dire, en quinze papiers, qu'il y a quinze produits alimentaires dont le prix doit baisser.
— Je vois. Entendu, dit Ribault de sa grosse voix sourde.
— Monsieur Merlange, je ne connais rien à l'aviation. Mais le sujet est bon, vu sous l'aspect de la Défense nationale. Je ne veux pas embêter le ministre. Au contraire nous tâcherons de lui demander des faits.
— Il faut attaquer, dit promptement Merlange, toutes les méthodes d'étude et d'exécution des grandes boîtes; comparer avec les États-Unis, avec l'Italie. Expliquer ce qu'on devrait faire, avec le même argent. Oh! je vois ça! Pas de technique du tout, mais des comparaisons de résultats,
écrasantes*...
— Tiens, mais c'est bon, ça. Vous avez l'humeur journaliste. Veillez éviter les attaques personnelles. Et vous, monsieur Guitton, vous vous
rappelez ce dont nous parlions à Eguzon-le-Petit. Une enquête sur les jeunes, le chômage des manuels et des intellectuels, l'effet en dépend de vous, de votre talent: excellent? détestable? nous verrons...
«Messieurs, reprit Crouzon plus haut, en se levant, vous êtes des esprits d'élite. Mais en journalisme vous êtes des bleus6. Vous ne vous fâcherez pas si, pendant les six premiers mois, je vous coupe vos articles ou si je les fais refaire. Vous tâcherez de traiter vos collègues comme des égaux: c'est une race ombrageuse. Ne venez pas trop au journal. La parlote7 et l'apéritif sont les plaies du métier. Ma porte restera toujours ouverte pour vous. Mais si vous avez une idée à me soumettre, mieux vaut que ce soit par écrit. A partir d'aujourd'hui, et pour préparer votre travail d'octobre, vous mettre au courant et répondre à mes convocations, vous toucherez chacun quinze cents francs par mois**.»
JEAN PRÉVOST. La Chasse du Matin (1937).
Примечания:
1 Имеются в виду кампании в прессе, организуемые с целью привлечь внимание общественного мнения к какой-либо проблеме. 2. То есть большинство в них принад лежит правым партиям. 3. В парламентской комиссии по сельскому хозяйству. 4 За водов (разг.) 5. Небольшой городок в Эндре — департаменте, от которого Крузон
избран депутатом. 6. Новичок. В армии так называют новобранцев. 7. Болтовня, пус т ословие.
Вопросы:
* Pourquoi l' urbanisme du banlieusard et celui de l 'architecte sont-ils difjerents? * * Expliquezci-ne formule. Vous paraît-elle acceptable, ou bien n'équivaut-elle pas a la condamnation d'une certaine manière de concevoir le journalisme?
** * Quelles qualités, essentielles, a votre avis, doit posséder un bon journaliste?
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