SPARK. — Je ne comprends rien à ce travail perpétuel sur toi-même. Moi, quand je fume, par exemple, ma pensée se fait fumée de tabac; quand je bois, elle se fait vin d'Espagne ou bière de Flandre; quand je baise la
main de ma maîtresse, elle entre par le bout de ses doigts effilés pour se répandre dans tout son être sur des courants électriques; il me faut le parfum d'une fleur pour me distraire, et de tout ce que renferme l'universelle nature, le plus chétif objet suffit pour me changer en abeille et me faire voltiger ça et là avec un plaisir toujours nouveau.
FANTASIO. — Tranchons le mot2 tu es capable de pêcher à la ligne? SPARK. — Si cela m'amuse, je suis capable de tout. FANTASIO. — Même de prendre la lune avec les dents? SPARK. — Cela ne m'amuserait pas.
FANTASIO. — Ah, ah! qu'en sais-tu? Prendre la lune avec les dents n'est pas à dédaigner. Allons jouer au trente et quarante4.
SPARK. — Non, en vérité.
FANTASIO. — Pourquoi?
SPARK. — Parce que nous perdrions notre argent.
FANTASIO. — Ah! mon Dieu! qu'est-ce que tu vas imaginer là! Tu ne sais quoi inventer pour te torturer l'esprit. Tu vois donc tout en noir, misérable? Perdre notre argent! Tu n'as donc dans le cœur ni foi en Dieu, ni espérance? Tu es donc un athée épouvantable, capable de me dessécher le cœur et de me désabuser de tout, moi qui suis plein de sève et de jeunesse?
(Il se met à danser.)
SPARK. — En vérité, il y a de certains moments où je ne jurerais pas que tu n'es pas rou*.
Acte I, se. II.
Примечания:
1. То есть пьесы, которые читают, сидя в кресле 2. Поговорим откровенно. 3. Даже на невозможное? 4. Карточная игра.
Вопросы:
* Cherchez dans la vie et l'oeuvre de Musset ce qui y rappelle Fantasio et ce qui y rappelle Spark.
HENRY BECQUE (1837-1899)
DESauteurs dramatiques de la fin du XIXe siècle, HENRY BECQUE, à qui l'on doifLes Corbeaux (1882) et La Parisienne (1885) est sans doute le plus moderne. Renonçant aux artifices (ou, comme on dit, aux «ficelles») du métier, chers à tant de ses contemporains, il compte avant tout sur son sens de l'observation psychologique et sur la simplicité nue de son dialogue pour émouvoir le spectateur.
LES CORBEAUX (1882)
La famille Vigneron vivait heureuse, quand le père, industriel aisé, est mort brusquement Du jour au lendemain la situation a changé: les hommes d'affaires, pareils à des «corbeaux», se sont arraché les biens de Mme Vigneron et de ses filles. C'est alors que l'une d'elles, Marie. se voit proposer d'épouser Teissier, l'ancien associé de son peYe, qui est vieux, mais riche, et, par là, capable de tirer d'embarras la mère et les sœurs de la leune fille.
BOURDON1
...Vous avez entendu, mademoiselle, ce que je viens de dire à votre mère. Faites-moi autant de questions que vous voudrez, mais abordons, n'est-ce pas, la seule qui soit véritablement importante, la question d'argent. Je vous écoute.
MARIE Non, parlez vous-même.
BOURDON Je suis ici pour vous entendre et pour vous conseiller.
MARIE II me serait pénible de m'appesantir là-dessus.
BOURDON, souriant.
Bah! vous désirez peut-être savoir quelle est exactement, à un sou près, la fortune de M. Teissier?
MARIE Je la trouve suffisante, sans la connaître.
BOURDON
Vous avez raison. Teissier est riche, très riche, plus riche, le sournois" qu'il n'en convient lui-même. Allez donc, mademoiselle, je vous attends.
MARIE
M. Teissier vous a fait part sans doute de ses intentions?
BOURDON Oui, mais je voudrais connaître aussi les vôtres. Il est toujours
intéressant pour nous de voir se débattre les parties3.
MARIE
N'augmentez pas mon embarras. Si ce mariage doit se faire, j'aimerais mieux en courir la chance plutôt que de poser des conditions.
BOURDON, souriant toujours.
Vraiment! (Marie le regarde fixement.) Je ne mets pas en doute vos scrupules, mademoiselle; quand on veut bien nous en montrer, nous sommes tenus de les croire sincères. Teissier se doute bien cependant que vous ne l'épouserez pas pour ses beaux yeux. Il est donc tout disposé déjà à vous constituer un douaire4; mais ce douaire, je m'empresse de vous le dire, ne suffirait pas. Vous faites un marché, n'est-il pas vrai, ou bien, si ce mot vous blesse, vous faites une spéculation; elle doit porter tous ses fruits. Il est donc juste, et c'est ce qui arrivera, que Teissier, en vous épousant, vous reconnaisse commune en biens5, ce qui veut dire que la moitié de sa fortune, sans rétractation6 et sans contestation possibles, vous reviendra après sa mort. Vous n'aurez plus que des vœux à faire pour ne pas l'attendre trop longtemps*. (Se retournant vers Mme Vigneron.) Vous avez entendu, madame, ce que je viens de dire à votre fille?
MADAME VIGNERON J'ai entendu.
BOURDON Que pensez-vous?
MADAME VIGNERON
Je pense, monsieur Bourdon, si vous voulez le savoir, que plutôt que de promettre à ma fille la fortune de M. Teissier, vous auriez mieux fait de lui conserver celle de son père.
BOURDON
Vous ne sortez pas de là, vous, madame. (Revenant à Marie.) Eh bien! mademoiselle, vous connaissez maintenant les avantages immenses qui vous seraient réservés dans un avenir très prochain; je cherche ce que vous
pourriez opposer encore, je ne le trouve pas. Quelques objections de sentiment peut-être? Je parle, n'est-ce pas, à une jeune fille raisonnable, bien élevée, qui n'a pas de papillons7 dans la tête. Vous devez savoir que l'amour n'existe pas; je ne l'ai jamais rencontré pour ma part. Il n'y a que des affaires en ce monde; le mariage en est une comme toutes les autres; celle qui se présente aujourd'hui pour vous, vous ne la retrouveriez pas une seconde fois.
MARIE
M. Teissier, dans les conversations qu'il a eues avec vous, a-t-il parlé de ma famille?
BOURDON De votre famille? Non. (Bas.) Est-ce qu'elle exigerait quelque chose?
MARIE M. Teissier doit savoir que jamais je ne consentirais à me séparer d'elle
BOURDON
Pourquoi vous en séparerait-il? Vos sœurs sont charmantes, madame votre mère est une personne très agréable. Teissier a tout intérêt d'ailleurs à ne pas laisser sans entourage une jeune femme qui aura bien des moments inoccupés. Préparez-vous, mademoiselle, à ce qui me reste à vous dire. Teissier m'a accompagné jusqu'ici; il est en bas, il attend une réponse qui doit être cette fois définitive; vous risqueriez vous-même en la différant. C'est donc un oui ou un non que je vous demande.
Silence.
MADAME VIGNERON
En voilà assez, monsieur Bourdon. J'ai bien voulu que vous appreniez à ma fille les propositions qui lui étaient faites, mais si elle doit les accepter, ça la regarde, je n'entends pas que ce soit par surprise, dans un moment de faiblesse ou d'émotion. Au surplus, je me réserve, vous devez bien le penser, d'avoir un entretien avec elle où je lui dirai de ces choses qui seraient déplacées en votre présence, mais qu'une mère, seule avec son enfant, peut et doit lui apprendre dans certains cas. Je n'ai pas, je vous l'avoue, une fille de vingt ans, pleine de cœur et pleine de santé, pour la donner à un vieillard.
BOURDON A qui la donnerez-vous? On dirait, madame, à vous entendre, que vous
avez des gendres plein vos poches et que vos filles n'auront que l'embarras du choix. Pourquoi le mariage8 de l'une d'elles, mariage qui paraissait bien conclu, celui-là, a-t-il manqué? Faute d'argent. C'est qu'en effet, madame, faute d'argent, les jeunes filles restent jeunes filles.
MADAME VIGNERON
Vous vous trompez. Je n'avais rien et mon mari non plus. Il m'a épousée cependant et nous avons été très heureux.
BOURDON
Vous avez eu quatre enfants, c'est vrai. Si votre mari, madame, était encore de ce monde, il serait pour la première fois peut-être en désaccord avec vous. C'est avec effroi qu'il envisagerait la situation de ses filles, situation, quoi que vous en pensiez, difficile et périlleuse. Il estimerait à son prix la proposition de M. Teissier, imparfaite, sans doute, mais plus qu'acceptable, rassurante pour le présent (regardant Marie), éblouissante pour l'avenir. On ne risque rien, je le sais, en faisant parler les morts, mais le père de mademoiselle, avec un cœur excellent comme le vôtre, avait de plus l'expérience qui vous fait défaut. Il connaissait la vie; sa pensée aujourd'hui serait celle-ci: j'ai vécu pour ma famille, je suis mort pour elle, ma fille peut bien lui sacrifier quelques années.
MARIE, les larmes aux yeux. Dites à M. Teissier que j'accepte*.
Acte IV, se. VI.
Примечания:
1. Нотариус семьи Виньерон и одновременно эмиссар Тесье. 2. Замкнутый, скрыт- ный человек. В устах персонажа эта характеристика звучит достаточно лукаво. 3. Тя- жущиеся стороны в судебном процессе 4. Вклад, который муж делает в пользу жены на тот случай, если он умрет раньше ее 5 Имеется в виду брак, заключенный на ос- нове общности имущества, когда половина его принадлежит мужу, а вторая половина — жене 6. То есть без необходимости возвращать его по условиям брачного контрак- та. 7. Образное выражение, соответствующее русскому "тараканы в голове". 8. Свадь- ба Бланш не состоялась по настоянию матери жениха
Вопросы:
* Comment s'exprime, dans cette scène, le cynisme du personnagaf
** Étudiez les divers arguments employés par Bourdon pour parvenir à setfîps-
PAUL CLAUDEL (1868-1954)
ilserait vain de vouloir dissocier en PAUL CLAUDEL le poète et le dramaturge. Tous les deux expriment une même vision de l'univers: une vision catholique^ au sens total du terme, c'est-à-dire à la fois cosmique et chrétienne. De toutes les pièces où s'exprime cette fusion de la terre et du Ciel, du visible et de l'immatériel, il en est peu où, plus que dans Partage de Midi, brûle la haute poésie claudélienne.
PARTAGE DE MIDI (1905) Amalric et Ysé, après une séparation de dix ans, se retrouvent sur le font d'un paquebot au milieu de l'océan Indien. Tous les deux évoquent alors le passé.
AMALRIC
Et cependant, Ysé, Ysé, Ysé.
Cette grande matinée éclatante quand nous nous sommes rencontrés! Ysé, ce froid dimanche éclatant, à dix heures sur la mer!
Quel vent féroce il faisait dans le grand soleil! Comme cela sifflait et cinglait, et comme le dur mistral1 hersait2 l'eau cassée.
Toute la mer levée sur elle-même, tapante, claquante, ruante dans le soleil, détalant dans la tempête!
C'est hier sous le clair de lune, dans le plus profond de la nuit
Qu'enfin, engagés dans le détroit de Sicile, ceux qui se réveillaient, se v redressant, effaçant la vapeur sur le hublot1,
Avaient retrouvé l'Europe, tout enveloppée de neige, grande et grise,
Sans voix, sans figure, les accueillant dans le sommeil.
Et ce clair jour de l'Epiphanie4, nous laissions à notre droite, derrière nous,
La Corse, toute blanche, toute radieuse, comme une mariée dans la matinée carillonnante!
Ysé, vous reveniez d'Egypte, et, moi je ressortais du bout du monde, du fond de la mer,
Ayant bu mon premier grand coup de la vie et ne rapportant dans ma poche
Fit sauter tous vos peignes et le tas de vos cheveux me partit dans la figure!
Voilà la grande jeune fille
Qui se retourne en riant; elle me regarde et je la regardai.
YSÉ Je me rappelle! vous laissiez pousser votre barbe à ce moment, elle était
roide comme une étrille"!
Comme j'étais forte et joyeuse à ce moment! comme je riais bien!
comme je me tenais bien! Et comme j'étais jolie aussi! Et puis la vie est venue, les enfants sont venus, Et maintenant vous voyez comme me voilà réduite et obéissante Comme un vieux cheval blanc qui suit la main qui le tire, Remuant ses quatre pieds l'un après l'autre*.
Acte I.
Примечания:
1. Сильный ветер, дующий на юге Франции. 2. Боронит — от сельскохозяйствен- ного орудия "борона". 3. Иллюминатор. 4. Христианский праздник: в этот день цари- волхвы пришли на поклонение к младенцу Христу. 5 Скребница, которой чистят ло- шадей
Вопросы:
* Relevez et étudiez les images contenues dans ce texte. Quelle idée peuvent-elles donner du lyrisme claudéhea?
JEAN GIRAUDOUX (1882-1944)
Ç 'AURA été l'un des principaux mérites de JEAN GIRAUDOUX que de ressusciter quelques-uns des grands mythes de l'Antiquité. Non point qu'il les traite à l'imitation des classiques, pour fuir les problèmes de l'époque: au contraire, il les repense en homme du XXe siècle et trouve dans l'actualité un des moyens les plus sûrs pour éclairer d'un 'jour nouveau des questions éternelles. Ainsi cette Guerre de Troie, qu'Hector et Ulysse tentent désespérément d'empêcher: elle ressemble beaucoup moins au conflit dépeint dans l'épopée homérique qu'à ces conflagrations absurdes qui ont embrasé notre époque malgré tant de loyaux efforts pour les conjurer... Mais l'art de Giraudoux traite ces graves problèmes d'une touche si légère qu'on n'en sent pas toujours le pathétique.
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LA GUERRE DE TROIE N'AURA PAS LIEU (1935)
HECTOR
Eh bien, le sort en est jeté, Ulysse! Va pour la guerre1! A mesure que j'ai plus de haine pour elle, il me vient d'ailleurs un désir plus incoercible2 de tuer... Partez, puisque vous me refusez votre aide...
ULYSSE
Comprenez-moi, Hector!.. Mon aide vous est acquise. Ne m'en veuillez pas d'interpréter le sort. J'ai seulement voulu lire dans ces grandes lignes que sont, sur l'univers, les voies des caravanes, lés chemins des navires, le tracé des grues volantes et des races. Donnez-moi votre main. Elle aussi a ses lignes. Mais ne cherchons pas si leur leçon est la même. Admettons que les- trois petites rides au fond de la main d'Hector disent le contraire de ce qu'assurent les fleuves, les vols et les sillages. Je suis curieux de nature, et je n'ai pas peur. Je veux bien aller contre le sort. J'accepte Hélène. Je la rendrai à Ménélas. Je possède beaucoup plus d'éloquence qu'il n'en faut pour faire croire un mari à la vertu de sa femme. J'amènerai même Hélène à y croire elle-même. Et je pars à l'instant, pour éviter toute surprise. Une fois au navire, peut-être risquons-nous de déjouer la guerre.
HECTOR Est-ce là la ruse d'Ulysse, ou sa grandeur?
ULYSSE
Je ruse en ce moment contre le destin, non contre vous. C'est un premier essai, et j'y ai plus de mérite. Je suis sincère, Hector... Si je voulais la guerre, je ne demanderais pas Hélène, mais une rançon qui vous est plus chère... Je pars... Mais je ne peux me défendre de l'impression qu'il est bien long, le chemin qui va de cette place à mon navire.
HECTOR
Ma garde vous escorte.
ULYSSE
II est long comme le parcours officiel des rois en visite quand l'attentat menace... Où se cachent les conjurés? Heureux nous sommes, si ce n'est pas dans le ciel même... Et le chemin d'ici à ce coin du palais est long... Et long mon premier pas... Comment va-t-il se faire, mon premier pas, entre tous ces périls?.. Vais-je glisser et me tuer?.. Une corniche va-t-elle s'effondrer sur moi de cet angle? Tout est maçonnerie neuve ici, et j'attends
la pierre croulante*... Du courage... Allons-y. (Il fait un premier pas.)
HECTOR Merci, Ulysse.
ULYSSE Le premier pas... Il en reste combien?
HECTOR Quatre cent soixante.
ULYSSE Au second! Vous savez ce qui me décide à partir, Hector...
HECTOR Je le sais. La noblesse.
ULYSSE
Pas précisément... Andromaque a le même battement de cils que Pénélope3.
Acte II, se. XIII.
Примечания:
1. Expression familière: d'accord, pour la guerre! — "Ну что ж, война так война" или "Пусть будет война!". 2. Неукротимое. 3. Пенелопа — жена Улисса, двадцать лет ждавшая его возвращения с Троянской войны..
Вопросы:
* Comment Giraudoux exprime-t-il ici l'idée que la guerre est une fatalité?
JULES ROMAINS (né en 1885)
Sile romancier des Hommes de Bonne Volonté laisse un héritage digne de Balzac, l'auteur de Knock peut revendiquer l'honneur d'avoir créé un type aussi vivant, aussi nécessaire que Tartuffe ou M. Jourdain: symbole à la fois de l'esprit d'entreprise,du génie publicitaire et surtout des grands animateurs
qui, imposant aux foules une conscience collective*, les poussent où ils veulent pour le bien — ou le mal.
KNOCK(1924)
Knock reçoit le docteur Parpalaid, à qui il a succédé comme médecin dans une pente ville de province. Il lui indique comment il a procédé pour donner à sa clientèle une exten- sion prodigieuse.
KNOCK, souriant. — Regardez ceci: c'est joli, n'est-ce pas?
LE DOCTEUR. — On dirait une carte du canton1. Mais que signifient tous ces points rouges?
KNOCK. — C'est la carte de la pénétration médicale. Chaque point rouge indique l'emplacement d'un malade régulier. Il y a un mois, vous auriez vu ici une énorme tache grise: la tache de Chabrières.
LE DOCTEUR. — Plaît-il2?
KNOCK. — Oui, du nom du hameau qui en formait le centre. Mon effort des dernières semaines a porté principalement là-dessus. Aujourd'hui, la tache n'a pas disparu, mais elle est morcelée. N'est-ce pas? On la remarque à peine. (Silence.)
LE DOCTEUR. —... Vous êtes un homme étonnant. D'autres que moi se retiendraient peut-être de vous le dire: ils le penseraient. Ou alors, ils ne seraient pas des médecins. Mais me permettez-vous de me poser une question tout haut?.. Vous allez dire que je donne dans le rigorisme. Mais , est-ce que, dans votre méthode, l'intérêt du malade n'est pas un peu subordonné à l'intérêt du médecin?
KNOCK. — Docteur Parpalaid, vous oubliez qu'il y a un intérêt supérieur à ces deux-là.
LE DOCTEUR. — Lequel?
KNOCK. — Celui de la médecine. C'est le seul dont je me préoccupe.
(Silence. Parpalaid médite.)
LE DOCTEUR. — Oui, oui, oui.
(Dès ce moment, et jusqu'à la fin de la pièce, l'éclairage de la scène prend peu à peu les caractères de la Lumière Médicale, qui, on le sait, est plus riche en rayons verts et violets que la simple Lumière Terrestre.)
KNOCK. — Vous me donnez un canton peuplé de quelques milliers d'individus neutres, indéterminés. Mon rôle, c'est de les déterminer, de les
amener à l'existence médicale. Je les mets au lit et je regarde ce qui va pouvoir en sortir: un tuberculeux, un névropathe4, 'un artérioscléreux5 ce qu'on voudra, mais quelqu'un, bon Dieu! quelqu'un! Rien ne m'agace comme cet être ni chair ni poisson que vous appelez un homme bien portant**.
LE DOCTEUR. — Vous ne pouvez cependant pas mettre tout un canton au
lit!
KNOCK. — Cela se discuterait. Car j'ai connu, moi, cinq personnes delà même famille, malades toutes à la fois, au lit toutes à la fois, et qui se débrouillaient fort bien. Votre objection me fait penser à ces fameux économistes qui prétendaient qu'une grande guerre moderne ne pourrait pas durer plus de six semaines. La vérité, c'est que nous manquons tous d'audace, que personne, pas même moi, n'osera aller jusqu'au bout et mettre toute une population au lit, pour voir, pour voir! Mais soit! je vous accorderai qu'il faut des gens bien portants, ne serait-ce que pour soigner les autres, ou former, à l'arrière des malades en activité, une espèce de réserve6 Ce que je n'aime pas, c'est que la santé prenne des airs de provocation, car, alors, vous avouerez que c'est excessif. Nous fermons les yeux sur un certain nombre de cas, nous laissons à un certain nombre de gens leur masque de prospérité. Mais s'ils viennent ensuite se pavaner7 devant nous et nous faire la nique8, je me fâche. C'est arrivé ici pour M. Raffalens.
LE DOCTEUR. — Ah! le colosse9? Celui qui se vante de porter sa belle- mère à bras tendu?
KNOCK. — Oui. Il m'a défié près de trois mois... Mais ça y est.
LE DOCTEUR. — Quoi?
KNOCK. — II est au lit. Ses vantardises commençaient à affaiblir l'esprit médical de la population***.
Acte III, se. VI.
Примечания:
1. Кантон — административно-территориальная единица, в состав которой входит несколько коммун. 2. Que voulez-vous dire, s'il vous plaît? 3. Ригоризм, строгое соблю- дение нравственных принципов или правил поведения. 4. Невропат. 5. Склеротик. 6. Резервы. 7. Держаться, как человек, танцующий павану, т.е. гордо, высокомерно. 8. Посмеиваться, насмехаться. 9. Колосс.
Вопросы:
* Jules Romains est le poète de Vunanimisme, qu'illustre son œuvre entière.
** Knoch obéit-il ici seulement à l'esprit de lucre? N'est-il pas également victime d'une sorte de déformation professionnelle?
*** En quoi consiste la satire contenue dans cette scène? — Montrez que Knock n'est pas une simple tpiice sur les médecins», que le personnage auraUpuprospérer dans les affaires, la politique, êfc.
EDOUARD BOURDET (1887 1944)
Avant d'être nommé, en 1936, administrateur de la Comédie-Française et d'y introduire un souffle nouveau en faisant appel à des metteurs en scène comme Dullin, Copeau, Jouvet, Pitoëff, EDOUARD BOURDET s'était signalé comme un des plus solides auteurs dramatiques de 1'entre-deux-guerres. S'attaquant sans réserve aux mœurs de son époque, il en a fait une satire vigoureuse qui s'est exprimée dans une douzaine de pièces. La plus célèbre de toutes dépeint les ravages exercés par l'argent dans la haute bourgeoisie d'affaires, quand celle-ci, touchée par une crise économique, traverse ce que l'auteur appelle, non sans humour, des Temps difficiles.
LES TEMPS DIFFICILES (1934)
Milanie Laroche, veuve d'un grand industriel, se trouve brusquement ruinée pour n'avoir pas suffisamment surveillé ses affaires depuis la mort de son mari. Elle subit les reproches de Jérôme, son beau-frère, qu'elle a entraîné dans sa ruine.
MÉLANIE Je suppose qu'on ne nous laissera pas mourir de faim.
JÉRÔME Qui: on?
MÉLANIE
Eh bien, je ne sais pas, moi: les créanciers... Quand ils verront que j'ai donné tout ce que j'avais' et qu'il ne me reste plus rien...
JÉRÔME Qu'est-ce que vous imaginez? Qu'ils vont vous servir une rente?
MÉLANIE Enfin, quelque chose comme ça... non?
JÉRÔME
Ah! peut-être bien... Et puis peut-être aussi que le gouvernement ouvrira pour vous une souscription nationale et qu'on mettra votre buste au Panthéon2 Qui sait...
MÉLANIE
Ne vous moquez pas de moi, Jérôme! Je me rends compte que vous n'approuvez pas ma décision, et je le regrette, mais, que voulez-vous!.. Je me suis demandé, avant de la prendre, ce que mon mari ou l'un de ses prédécesseurs auraient fait en pareille circonstance et je suis arrivée à la conviction qu'ils auraient agi exactement comme je le fais.
JÉRÔME Ah? Vous croyez?
MÉLANIE
Je le crois, oui. Et Berlin4 aussi le croit. Il m'a dit qu'un geste comme celui-là était tout à fait dans la tradition des Laroche.
JÉRÔME Il vous a dit ça?
MÉLANIE Oui.
JÉRÔME C'est monstrueux!..
MÉLANIE Comment?
JÉRÔME, éclatant.
Monstrueux, je vous dis!.. Ils doivent s'étrangler d'indignation dans leur tombe, les Laroche, s'ils voient ce qui se passe!.. Ils vous maudissent et ils vous renient, tous autant qu'ils sont, du premier au dernier!..
MARCEL5, avec reproche.
Jérôme!
JÉRÔME, continuant
D'abord, vous n'êtes pas une Laroche! Vous êtes une Montaigu6, et ça se voit! Si vous aviez dans les veines la plus petite-goutte de sang Laroche, vous n'auriez pas fait ce que vous avez fait depuis quinze ans que, pour le
malheur des Établissements Laroche, vous aviez hérité les actions de votre mari!
BOB7', voulant s'interposer. M...m...m...
JÉRÔME
Ah! non, vous, mon petit, fichez-moi la paix, n'est-ce pas9.. (A Mêlante:) Si vous étiez une Laroche, une vraie, vous tiendriez de vos ancêtres le respect qu'ils ont eu pour l'argent! Oui, pour l'argent!.. Ils ne le jetaient pas par la fenêtre, eux, ils ne le gaspillaient pas comme vous, en gestes inutiles: ils savaient que c'était dur à amasser et que ça valait la peine d'être conservé, quand ce ne serait que par égard pour leurs prédécesseurs qui s'étaient échinés8 à le faire entrer dans la caisse! Ils ne s'amusaient pas, ces gens-là; ils ne passaient pas leur temps à chercher comment ils pourraient bien se distraire: ils travaillaient! Il faut choisir dans la vie entre gagner de l'argent et le dépenser: on n'a pas le temps de faire les deux*. Eux, ils choisissaient de le gagner. Et ils prenaient des femmes de leur espèce, des femmes qui leur ressemblaient, des femmes laides et ennuyeuses, peut-être, mais sages, économes, et capables de tenir une maison. Pas des amoureuses, bien sûr, ni des mondaines assoiffées de réceptions: des épouses, des mères, des associées!.. Leurs enfants n'étaient pas toujours très beaux et leur intérieur manquait de charme. Qu'est-ce que ça fait? La maison, on y va manger et dormir; pour se distraire, il y a le bureau!.. Voilà ce que c'étaient que les Laroche! Ils étaient riches: ils le méritaient... comme vous méritez d'être pauvre, vous qui leur ressemblez si peu!.. On dira que vous êtes une victime de la crise, que c'est la crise qui vous a ruinée: allons donc!
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