...A peine oserai-je dire la vanité et la faiblesse que je trouve chez moi. J'ai le pied si instable et si mal assis' je le trouve si aisé à crouler2 et si prêt au branle3 et ma vue si déréglée, que à jeun je me sens autre qu'après le repas; si ma santé me rit, et la clarté d'un beau jour, me voilà honnête homme5; si j "ai un cor qui me presse l'orteil, me voilà renfrogné, mal plaisant, inaccessible. Un même pas de cheval me semble tantôt rude, tantôt aisé, et même chemin à cette heure plus court, une autre fois plus long, et une même forme ores6 plus, ores moins agréable. Maintenant je suis à tout faire, maintenant à rien faire; ce qui m'est plaisir à cette heure, me sera quelquefois peine. Il se fait mille agitations indiscrètes et casuel les7 chez moi. Ou l'humeur mélancolique me tient, ou la colérique; et, de son autorité privée8 à cette heure le chagrin prédomine en moi, à cette heure l'allégresse. Quand je prends des livres, j'aurai aperçu en tel passage des grâces excellentes et qui auront féru9 mon âme; qu'une autre fois j'y retombe, j'ai beau le tourner et virer, j'ai beau le plier et le manier, c'est une masse inconnue et informe pour moi.
En mes écrits même je ne retrouve pas toujours l'air de ma première imagination: je ne sais ce que j'ai voulu dire, et m'échaude10 souvent à corriger et y mettre un nouveau sens, pour avoir perdu" le premier, qui valait mieux. Je ne fais qu'aller et venir; mon jugement ne tire pas toujours en avant; il flotte, il vague,
Velut minuta magno
Deprensa navis in mari vesaniente vento12.
Maintes fois (comme il m'advient de faire volontiers) ayant pris pour exercice et pour ébat à maintenir une contraire opinion à la mienne, mon esprit, s'appliquant et tournant de ce côté-là, m'y attache si bien que je ne trouve plus la raison de mon premier avis, et m'en dépars11. Je m'entraîne
quasi14 où je penche, comment que ce soit15, et m'emporte de16 mon poids. Chacun à peu près en dirait autant de soi, s'il se regardait comme moi*.
Essais, II, XII (1580-1588).
Примечания:
1. Так непрочно опирающаяся на землю. 2. Дрогнуть. 3. Настолько готова пошат- нуться. 4 Ainsi que. 5. Благовоспитанный, учтивый человек. 6. То.. то... 7 Случай- ные. 8. Самопроизвольно, стихийно. 9. Потрясут. 10. Je me donne chaud à... — я муча- юсь, je me tourmente à... 11. Parce que j'ai perdu 12. Как маленький корабль, застигну- тый в открытом море свирепым ветром. — Катулл (лат). 13. И от него отхожу, отка- зываюсь. 14. В каком-то смысле. 15. Тем или иным образом. 16. Под воздействием.
Вопросы:
* Attachez-vous à souligner ici la souplesse de la pensée et de son expression. Montrez que le scepticisme de l'auteur repose sur une observation personnelle et concrète. — Faites vous-même, à la manière de Montaigne, un essai de vos dispositions intellectuelles ou morales.
DESCARTES (1596-1650)
Le trait de génie initial de DESCARTES fut de partir à peu près du 'point où avait abouti Montaigne et d'instituer, au lieu d'une simple sagesse individuelle fondée sur des vues approximatives, une «méthode» infaillible 'pour «bien conduire sa raisonet chercher la vérité dans les sciences». Pour ce faire, il s'enferma dans «son poêle» et y élabora les quatre règles qui constituent la
base du cartésianisme.
Mais cet effort constructif avait été lui-même précédé d'une période moins spéculative: celle où le philosophe, déblayant sa jeune cervelle de tout le fatras dont on l'avait encombrée, s'en fut hardiment quérir la vérité dans «le grand livre du monde»...
EN LISANT DANS LE GRAND LIVRE DU MONDE Sitôt que l'âge me permit de sortir de la sujétion de mes précepteurs, je quittai entièrement l'étude des lettres2. Et me résolvant de ne chercher plus d'autre science que celle qui se pourrait trouver en moi-même, ou bien dans le grand livre du monde, j'employai le reste de ma jeunesse à voyager, à voir des cours3 et des armées, à fréquenter des gens de diverses humeurs et
conditions, à recueillir diverses expériences, à m'éprouver moi-même dans les rencontres que la fortune4 me proposait, et partout à faire telle réflexion sur les choses qui se présentaient ques j'en pusse tirer quelque profit. Car il me semblait que je pourrais rencontrer plus de vérité dans les rai- sonnements que chacun fait touchant les affaires qui lui importent, et dont l'événement le doit punir bientôt après s'il a mal jugé, que dans ceux que fait un homme de lettres dans son cabinet touchant des spéculations qui ne produisent aucun effet, et qui ne lui sont d'autre conséquence6 sinon que peut-être il en tirera d'autant plus de vanité qu'elles seront plus éloignées du sens commun, à cause qu'il aura dû employer d'autant plus d'esprit et d'artifice à tâcher de les rendre vraisemblables. Et j'avais toujours un extrême désir d'apprendre à distinguer le vrai d'avec le faux, pour voir clair en mes actions et marcher avec assurance en cette vie.
Il est vrai que pendant que je ne faisais que considérer les mœurs des autres hommes, je n'y trouvais guère de quoi m'assurer, et que j'y remarquais quasi7 autant de diversité que j'avais fait auparavant entre les opinions des philosophes. En sorte que le plus grand profit que j'en retirais était que, voyant plusieurs choses, qui, bien qu'elles nous semblent fort extravagantes et ridicules, ne laissent pas d'être8 communément reçues et approuvées par d'autres grands peuples, j'apprenais à ne rien croire trop fermement de ce qui ne m'avait été persuadé que par l'exemple et par la coutume; et ainsi je me délivrais peu à peu de beaucoup d'erreurs qui peuvent offusquer notre lumière naturelle et nous rendre moins capables d'entendre raison. Mais, après que j'eus employé quelques années à étudier ainsi dans le livre du monde et à tâcher d'acquérir quelque expérience, je pris un jour la résolution d'étudier aussi en moi-même, et d'employer toutes les forces de mon esprit à choisir les chemins que je devrais suivre. Ce qui me réussit beaucoup mieux, ce me semble, que si je ne me fusse jamais éloigné ni de mon pays ni de mes livres*.
Discours de la Méthode (1637), lre partie. Примечания:
I. В северных странах — комната с большой изразцовой печью. 2. Имеются в виду книги вообще — и изящная словесность, и ученые трактаты. 3. Королевские дворы, придворные. 4. Случай. 5. Telle réflexion... que (conséquence). 6. Qui n'ont pour lui d'autre conséquence que de lui en faire tirer d'autant plus... 7. Почти. 8. Ne manquent pas d'être...sont pourtant...
Вопросы:
* Qu'est-ce qu'un homme d'aujourd'hui aimera dans cette n expérience», renouvelée de Montaigne? — Montrez que la phrase de Descartes est einore tout alourdie par l'influence du latin, et, à cet égard, en recul par rapport au français du Moyen Age.
BLAISE PASCAL (1623-1662)
*
DESCARTES était un rationaliste aux yeux de qui les mathématiques constituaient la plus haute activité de l'esprit. Pour PASCAL, au contraire, il existe, au-dessus de l'intelligible pur, un monde surnaturel qui nous dépasse, mais dont il sent et voudrait impatiemment nous faire partager la présence. D'où ce cri, par quoi s'ouvre le Mémorial de Jésus: «Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, non celui des savants et des philosophes...» Par là, l'auteur des Pensées s'insère directement dans le courant antiintellectu- alistequ'avait inauguré Montaigne: mais il dépasse le scepticisme un peu terre à terre de son prédécesseur pour atteindre une certitude plus haute, celle qui part du «cœur» et aboutit à Dieu. Pensée mystique, si l'on veut: mais il y a un mysticisme français, comme il y a une libre pensée française.
DIEU SENSIBLE AU CŒUR
C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison; voilà ce que c'est que la foi: Dieu sensible au cœur, non à la raison.
Le cœur a ses raisons, que la raison ne connaît point; on le sait en mille choses. Je dis que le cœur aime l'Être universel naturellement, et soi-même naturellement, selon qu'il s'y adonne1 et il se durcit contre l'un ou l'autre, à son choix. Vous avez rejeté l'un et conservé l'autre: est-ce par raison que
vous vous aimez?
Nous connaissons la vérité, non seulement par la raison, mais encore par le cœur; c'est de cette dernière sorte que nous connaissons les premiers principes, et c'est en vain que le raisonnement, qui n'y a point de part, essaie de les combattre. Les pyrrhoniens2 qui n'ont que cela3 pour objet, y travaillent inutilement. Nous savons que nous ne rêvons point; quelque impuissance où nous soyons de le prouver par raison, cette impuissance ne conclut autre chose que la faiblesse de notre raison, mais non pas l'incertitude de toutes nos connaissances, comme ils le prétendent. Car la connaissance des premiers principes, comme4 qu'il y a espace, temps, mouvement, nombres, est aussi ferme qu'aucune de celles que nos
raisonnements nous donnent. Et c'est sur ces connaissances du. cœur et de l'instinct qu'il faut que la raison s'appuie, et qu'elle y fonde tout son discours. Le cœur sent qu'il y a trois dimensions dans l'espace, et que les nombres sont infinis; et la raison démontre ensuite qu'il n'y a point deux nombres carrés dont l'un soit double de l'autre. Les principes se sentent, les propositions se concluent; et le tout avec certitude, quoique par différentes voies. Et il est aussi inutile et aussi ridicule que la raison demande au cœur des preuves de ces premiers principes, pour vouloir y consentir, qu'il serait ridicule que le cœur demandât à la raison un sentiment5 de toutes les propositions qu'elle démontre, pour vouloir les recevoir.
Cette impuissance ne doit donc servir qu'à humilier la raison, qui voudrait juger de tout, mais non pas à combattre notre certitude comme s'il n'y avait que la raison capable de nous instruire. Plût à Dieu que nous n'en eussions au contraire jamais besoin et que nous connussions toutes choses par instinct et par sentiment! Mais la nature nous a refusé ce bien; elle ne nous a au contraire donné que très peu de connaissances de cette sorte; toutes les autres ne peuvent être acquises que par raisonnement.
Et c'est pourquoi ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés. Mais à ceux qui ne l'ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n'est qu'humaine, et inutile pour le salut*.
Pensées (publiées en 1670). Примечания:
1. В той мере, в какой оно предано любви. 2. Скептики. 3. У которых одна цель — борьба против главных принципов, диктуемых человеку сердцем 4. Comme = par exemple. 5. Чувство противопоставляется доказательствам.
Вопросы:
* Quel nom donnerait-on aujourd'hui à ce que Pascal appelle le cœur? — On comparera le ion de ce passage à celui de l'extrait précédent. — Après iéclosion du romantisme franfais, la pensée religieuse trouvera un aliment chez Pascal: pourquoi?
MONTESQUIEU (1689-1755)
les «philosophes» du XVIIIe siècle, MONTESQUIEU osa, le premier, s'attaquer à des sujets épargnés jusqu'alors: le christianisme et la royauté. Et cette
offensive, commencée sur le ton du persiflage dans les Lettres persanes, se poursuivit avec acharnement dans l'Esprit des Lois, monument élevé et consacré à la défense de l'Homme...
DE L'ESCLAVAGE DES NÈGRES
Si j'avais à soutenir le droit que nous avons eu de rendre les Nègres esclaves, voici ce que je dirais:
Les peuples d'Europe ayant exterminé ceux de l'Amérique, ils ont dû mettre en esclavage ceux de l'Afrique, pour s'en servir à défricher tant de
terres.
Le sucre serait trop cher, si l'on ne faisait travailler la plante qui le
produit par des esclaves.
Ceux dont il s'agit sont noirs depuis les pieds jusqu'à la tête; et ils ont le nez si écrasé, qu'il est presque impossible de les plaindre.
On ne peut pas se mettre dans l'esprit que Dieu, qui est un être très sage, ait mis une âme, surtout une âme bonne, dans un corps tout noir.
On peut juger de la couleur de la peau par celle des cheveux, qui, chez les Égyptiens, les meilleurs philosophes du monde, était d'une si grande conséquence1, qu'ils faisaient mourir tous les hommes roux qui leur tombaient entre les mains.
Une preuve que les Nègres n'ont pas le sens commun, c'est qu'ils font plus de cas d'un collier de verre que de l'or, qui, chez des nations policées, est d'une si grande conséquence.
Il est impossible que nous supposions que ces gens-là soient des hommes, parce que, si nous les supposions des hommes, on commencerait à croire que nous ne sommes pas nous-mêmes chrétiens.
De petits esprits exagèrent trop l'injustice que l'on fait aux Africains; car, si elle était telle qu'ils le disent, ne serait-il pas venu dans la tête des princes d'Europe, qui font entre eux tant de conventions inutiles, d'en faire une générale en faveur de la miséricorde et de la pitié*?
Esprit des Lois, XV, v (1748). Примечания:
] Значение.
Вопросы:
* L'indignation est sensible sous le manteau de l'ironie. Quels passages vous paraissent, à cet égard, les plus vigoureux? — Quelle est la nouveauté de cette page, de quel courage témoigne-t-elle, en 1748?
DIDEROT (1713-1784) ET «L'ENCYCLOPÉDIE» (1751 1772)
En DIDEROT on admirela -profondeur de vues, la puissance parfois, prophétiqued'un esprit qui n'a pas fini d'exercer son action sur la pensée d'aujourd'hui. Ce fut un prodigieux remueur d'idées. Spirituel comme Voltaire, à l'occasion, sensible, pathétique parfois comme Rousseau, il joint à ces dons une intelligence d'une rare souplesse et propre aux synthèses les plus hardies. On trouvera ici un article écrit pour cette Encyclopédie, qui ne fut pas seulement la grande affaire de la vie de Diderot, mais aussi une sorte de machine de guerre idéologique montée pour démolir l'Ancien Régime.
AUTORITÉ POLITIQUE
Aucun homme n'a reçu de la nature le droit de commander aux autres. La liberté est un présent du Ciel, et chaque individu de la même espèce a le droit d'en jouir aussitôt qu'il jouit de la raison. Si la nature a établi quelque autorité, c'est la puissance paternelle: mais la puissance paternelle a ses bornés; et dans l'état de nature elle finirait aussitôt que les enfants seraient en état de se conduire. Toute autre autorité vient d'une autre origine que la nature. Qu'on examine bien et on la fera toujours remonter à l'une de ces deux sources: ou la force et la violence de celui qui s'en est emparé; ou le consentement de ceux qui s'y sont soumis par un contrat fait ou supposé entre eux et celui à qui ils ont déféré l'autorité.
La puissance qui s'acquiert par la violence n'est qu'une usurpation et ne dure qu'autant que la force de celui qui commande l'emporte sur celle de ceux qui obéissent; en sorte que si ces derniers deviennent à leur tour les plus forts, et qu'ils secouent le joug1, ils le font avec autant de droit et de justice que l'autre qui le leur avait imposé. La même loi qui a fait l 'autorité la défait alors: c'est la loi du plus fort.
Quelquefois l'autorité qui s'établit par la violence change de nature; c'est lorsqu'elle continue et se maintient du consentement exprès2 de ceux qu'on a soumis: mais elle rentre par là dans la seconde espèce dont je vais parler; et celui qui se l'était arrogée devenant alors prince cesse d'être tyran3.
La puissance qui vient du consentement des peuples suppose nécessairement des conditions qui en rendent l'usage légitime utile à la société, avantageux à la république4, et qui la fixent et la restreignent entre
des limites; car l'homme ne peut ni ne doit se donner entièrement et sans réserve à un autre homme, parce qu'il a un maître supérieur au-dessus de tout, à qui seul il appartient en entier. C'est Dieu dont le pouvoir est toujours immédiat sur la créature, maître aussi jaloux qu'absolu, qui ne perd jamais de ses droits et ne les communique point. Il permet pour le bien commun et le maintien de la société que les hommes établissent entre eux un ordre de subordination, qu'ils obéissent à l'un d'eux; mais il veut que ce soit par raison et avec mesure, et non pas aveuglément et sans réserve, afin que la créature ne s'arroge pas les droits du créateur. Toute autre soumission est le véritable crime d'idolâtrie5. Fléchir le genou devant un homme ou devant une image n'est qu'une cérémonie extérieure, dont le vrai Dieu, qui demande le cœur et l'esprit, ne se soucie guère, et qu'il abandonne à l'institution des hommes pour en faire, comme il leur conviendra, des marques d'un culte civil et politique, ou d'un culte de religion. Ainsi ce ne sont pas ces cérémonies en elles-iAêmes, mais l'esprit de leur établissement qui en rend la pratique innocente ou criminelle. Un Anglais n'a point de scrupule à servir le roi le genou en terre; le cérémonial6 ne signifie que ce qu'on a voulu qu'il signifiât, mais livrer son cœur, son esprit et sa conduite sans aucune réserve à la volonté et au caprice d'une pure créature, en faire l'unique et dernier motif de ses actions, c'est assurément un crime de lèse-majesté divine7 au premier chef8*.,
Encyclopédie. Примечания:
1. Сбрасывают иго. 2. Ясным, недвусмысленным. 3. Слово использовано в этимо- логическом смысле — узурпатор. 4. Государство (лат.). 5. Поклонение идолам, а не истинному Богу. 6. Церемониал. Здесь: правила поведения при дворе. 7. Оскорбление величества. Здесь', преступление против Божественного величия. 8. В наивысшей сте- пени
Вопросы:
* En quoi consiste la hardiesse de cet article? Quelles critiques contient-il contre l'Ancien Régime? 405
CHATEAUBRIAND (1768 1848)
autant le XVIIf siècle avait eu foi en l'homme, autant le' romantiques se complurent dans le doute et même le désespoir. Il parut soi dain aux jeunes gens, dont les nerfs étaient d'ailleurs ébranlés par les événements tragiques de la Révolution et de l'Empire, que l'univers se dérobait sous leurs pas, que la vie ne valait plus la peine d'être vécue, en un mot, comme dit Alfred de Musset, qu'ils étaient venus «trop tard dans un monde trop vieux». Ce «mal du siècle», qui est, à certains égards, le mal de la jeunesse, personne ne semble l'avoir ressenti plus profondément ni analysé avec plus de lucidité que CHATEAUBRIAND dans son petit roman autobiographique René.
MÉLANCOLIE DE RENÉ
La solitude absolue, le spectacle de la nature me plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire. Sans parents, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n'ayant point encore aimé, j'étais accablé d'une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur des ruisseaux d'une lave ardente; quelquefois, je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir l'abîme de mon existence; je descendais dans la vallée, je m'élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l'idéal objet d'une flamme future; je l'embrassais dans les vents, je croyais l'entendre dans les gémissements du fleuve; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres dans les cieux, et le principe même de la vie dans l'univers.
Toutefois cet état de calme et de trouble, d'indigence et de richesse, n'était pas sans quelques charmes: un jour je m'étais amusé à effeuiller une branche de saule sur un ruisseau, et à attacher une idée à chaque feuille que le courant entraînait. Un roi qui craint de perdre sa couronne par une révolution subite, ne ressent pas des angoisses plus vives que les miennes à chaque accident qui menaçait les débris de mon rameau. 0 faiblesse des mortels! ô enfance du cœur humain, qui ne vieillit jamais! Voilà donc à quel degré de puérilité notre superbe raison peut descendre! Et encore est-il vrai que bien des hommes attachent leur destinée à des choses d'aussi peu de valeur que mes feuilles de saule.
Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j'éprouvais dans mes promenades? Les sons que rendent les passions dans le vide d'un cœur solitaire ressemblent au murmure que les vents et les eaux font entendre dans le silence d'un désert: on en jouit, mais on ne peut les peindre. 406
L'automne me surprit au milieu de ces incertitudes: j'entrai avec ravis- sement dans les mois de tempêtes. Tantôt j'aurais voulu être un de ces guerriers1 errant au milieu des vents, des nuages et des fantômes; tantôt j'enviais jusqu'au sort du pâtre que je voyais réchauffer ses mains à l'humble feu de broussailles qu'il avait allumé au coin d'un bois. J'écoutais ses chants mélancoliques, qui me rappelaient que dans tout pays le chant naturel de l'homme est triste, lors même qu'il exprime le bonheur. Notre cœur est un instrument incomplet, une lyre où il manque des cordes, et où nous sommes forcés de rendre les accents de la joie sur le ton consacré aux soupirs.
Le jour, je m'égarais sur de grandes bruyères terminées par des forêts. Qu'il fallait peu de chose à ma rêverie! une feuille séchée que le vent chassait devant moi, une cabane dont la fumée s'élevait dans la cime dépouillée des arbres, la mousse qui tremblait au souffle du nord sur le tronc d'un chêne, une roche écartée, un étang désert où le jonc flétri murmurait! Le clocher solitaire, s'élevant au loin dans la vallée, a souvent attiré mes regards; souvent j'ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête. Je me figurais les bords ignorés, les climats lointains où ils se rendent; j'aurais voulu être sur leurs ailes. Un secret instinct me tourmentait; je sentais que je n'étais moi-même qu'un voyageur; mais une voix du ciel semblait me dire: «Homme, la saison de ta migration n'est pas encore venue; attends que le vent de la mort se lève; alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande».
«Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d'une autre vie!» Ainsi disant, je marchais à grands pas, le visage enflammé, le vent sifflant dans ma chevelure, ne sentant ni pluie ni frisson, enchanté2 tourmenté, et comme possédé par le démon de mon cœur*.
René (1802). Примечания:
1. Один из воинов, воспетых Оссианом, шотландским бардом III в., которого при- думал Макферсон и от имени которого сочинил ''Песни Оссиана". Это была одна из знаменитейших литературных мистификаций. 2. Очарованный, околдованный.
Вопросы:
* On comparera ce texte avec les pièces célèbres de Lamartine intitulées 1/isolement et L'Automne. — On a dit que Chateaubriand était le dernier «enchanteur des forêts bretonnes-». Ce texte vous fait-il sentir pourquoi!
ERNEST RENAN (1823-1892)
avec la génération de 1848 s'éteint d'une façon assez brusque le décourage- ment particulier à l'âge romantique. L'homme, qui s'était cru délaissé, réprouvé, maudit, re-prend confiance, sinon en Dieu, du moins dans /ej progrèsde sa propre connaissance. Une nouvelle foi se crée, une sorte de religion laïque qui aboutira à l'idolâtrie du «scientisme». ERNEST RENAN est certainement un de ceux qui ont traduit avec le plus de profondeur cet espoir en l'Avenir de la Science.
DE L'INDIVIDU A L'HUMANITÉ
Un jour, ma mère et moi, en faisant un petit voyage à travers les sentiers
pierreux des côtes de Bretagne qui laissent à tous ceux qui les ont foulés de
si doux souvenirs, nous arrivâmes à une église de hameau, entourée, selon
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