Zadig était trop rempli de l'idée d'Astarté6 pour ne pas éluder7 cette déclaration; mais il alla dans l'instant trouver les chefs des tribus, leur dit ce qui s'était passé, et leur conseilla de faire une loi par laquelle il ne serait permis à une veuve de se brûler qu'après avoir entretenu un jeune homme tête à tête pendant une heure entière*. Depuis ce temps aucune dame ne se brûla en Arabie. On eut au seul Zadig l'obligation d'avoir détruit en un jour une coutume si cruelle, qui durait depuis tant de siècles. Il était donc le bienfaiteur de l'Arabie**.
Zadig, Chapitre XI (1747). Примечания:
1. Страна скифов, Скифия. 2. Брахман или брамин, индуистский жрец, священно- служитель. 3. Арабский купец, в рабство которому был продан герой сказки Задиг.
4. Объяснил, растолковал. 5. Имеют право и обычай. 6. Молодая женщина, в которую влюблен Задиг и которую он надеется обрести. 7. Уклониться.
Вопросы:
* On comparera ce passage avec La Jeune Veuve de La Fontaine.
** Quelle est l'idée essentielle que détend ici Voltaire? Montrez qu'il la développe sout, la forme d'un apologue, que les traits malicieux et spirituels rendent plus plaisant. — Essayez de définir l'ironie voltairienne.
JEAN-JACQUES ROUSSEAU (1712 1778)
Force de dépouillement et d'analytique précision, la prose française risquait de verser dans une sécheresse désolée. Aussi faut-il saluer comme un moment capital de son histoire l'avènement du Genevois ROUSSEAU, qui sut lui rendre un souffle, une chaleur trop oubliés depuis Bossuet.
Mais le lyrisme de Jean-Jacques ne puise pas aux mêmes sources que celui de l'orateur chrétien: il provient d'une mélancolie un peu vague, s'enveloppe couramment des brumes de la rêverie, et la phrase qu'il inspire n'a tant d'ampleur et de sinuosité que pour exprimer plus exactement des états d'âme eux-mêmes ondoyants et complexes. Au fond, si la prose de Rousseau est si volontiers musicale (et d'une musicalité fluide), c'est qu'elle veut traduire, plutôt que des sentiments précis, une sorte de musique intérieure.
RÊVERIE AU BORD DU LAC
Quand le lac1 agité ne me permettait pas la navigation, je passais mon après-midi à parcourir l'île, en herborisant à droite et à gauche; m'asseyant tantôt dans les réduits les plus riants et les plus solitaires pour y rêver à mon aise, tantôt sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux le superbe et ravissant coup d'oeil du lac et de ses rivages, couronnés d'un côté par des montagnes prochaines et, de l'autre, élargis en riantes et fertiles plaines, dans lesquelles la vue s'étendait jusqu'aux montagnes bleuâtres plus éloignées qui la bornaient.
Quand le soir approchait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m'asseoir au bord du lac, sur la grève, dans quelque asile caché; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse, où la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et
reflux de cette eau, son bruit continu, mais renflé par intervalles, frappant sans relâche mon oreille et mes yeux, suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quelque faible et courte réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde, dont la surface des eaux m'offrait l'image; mais bientôt ces impressions légères s'effaçaient dans l'uniformité du mouvement continu qui me berçait et qui, sans aucun concours actif de mon âme, ne laissait pas de2 m'attacher au point qu'appelé par l'heure et par le signal convenu je ne pouvais m'arracher de là sans efforts*.
Rêveries d'un Promeneur solitaire (publiées en 1782). Примечания:
1. Бьеннское озеро, посреди которого находится остров Сен-Пьер. Руссо был там в сентябре и октябре 1765 г. 2. Ne manquait pas de...
Вопросы:
* Montrez, dans la première partie de ce texte, le caractère conventionnel des qualificatifs: une seule éptthète apporte une nuance plus précise. — Dans la seconde partie, essayez de marquer le rythme si expressif des phrases: quelle place y tient à cet égard l'accumulation des imparfaits?
STENDHAL (1783-1842)
Celui-là n'a pas l'ampleur, ni les couleurs, ni les timbres des grands roman- tiques, ses contemporains. Sa prose, qu'il s'applique à maintenir essentielle- ment précise et juste, préférant la sécheresse au pittoresque, traduit avec une impitoyable exactitude les pensées et les sentiments les plus fugitifs. Elle a une transparence étonnante, une intelligence sans défaut.
UNE SOIRÉE A LA CAMPAGNE
Julien Sorel est précepteur des enfants de Mme de Rénal. Un soir que la famille est rassemblée sous un tilleul, Julien, en parlant d'une façon démonstrative, heurte par mégarde la main de Mme de Rénal appuyée sur le dossier d'une chaise.
Cette main se retira bien vite; mais Julien pensa qu'il était de son devoir d'obtenir que l'on ne retirât pas cette main quand il la touchait. L'idée d'un devoir à accomplir, et d'un ridicule, ou plutôt d'un sentiment d'infériorité à
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à encourir si l'on n'y parvenait pas, éloigna sur-le-champ tout plaisir de son cœur.
Ses regards, le lendemain, quand il revit Mme de Rénal, étaient singuliers; il l'observait comme un ennemi avec lequel il va falloir se battre. Ces regards, si différents de ceux de la veille, firent perdre la têteà Mme de Rénal; elle avait été bonne pour lui, et il paraissait fâché. Elle ne pouvait détacher ses regards des siens.
La présence de Mme Derville1 permettait à Julien de moins parler et de s'occuper davantage de ce qu'il avait dans la tête. Son unique affaire, toute cette journée, fut de se fortifier par la lecture du livre inspiré qui retrempait son âme. Il abrégea beaucoup les leçons des enfants, et ensuite, quand la présence de Mme de Rénal vint le rappeler tout à fait aux soins de sa gloire, il décida qu'il fallait absolument qu'elle permît ce soir-là que sa rnain restât dans la sienne. Le soleil en baissant, et rapprochant le moment décisif, fit battre le cœur de Julien d'une façon singulière. La nuit vint. Il observa, avec une joie qui lui ôta un poids immense de dessus la poitrine, qu'elle serait fort obscure. Le ciel, chargé de gros nuages, promenés par un vent très chaud, semblait annoncer une tempête.
Les deux amies se promenèrent fort tard. Tout ce qu'elles faisaient ce soir-là semblait singulier à Julien. Elles jouissaient de ce temps, qui, pour certaines âmes délicates, semble augmenter le plaisir d'aimer.
On s'assit enfin, Mme de Rénal à côté de Julien, et Mme Derville près de son amie. Préoccupé de ce qu'il allait tenter, Julien ne trouvait rien à dire. La conversation languissait.
«Serai-je aussi tremblant et malheureux au premier duel qui me viendra?» se dit Julien; car il avait trop de méfiance et de lui et des autres pour ne pas voir l'état de son âme.
Dans sa mortelle angoisse, tous les dangers lui eussent semblé préfér- ables. Que de fois ne désira-t-il pas voir survenir à Mme de Rénal quelque affaire qui l'obligeât de rentrer à la maison et de quitter le jardin! La violence que Julien était obligé de se faire était trop forte pour que sa voix ne fût pas profondément altérée; bientôt la voix de Mme de Rénal devint tremblante aussi, mais Julien ne s'en aperçut point. L'affreux combat que le devoir livrait à la timidité était trop pénible pour qu'il fût en état de rien observer hors lui-même. Neuf heures trois quarts venaient de sonner à l'horloge du château, sans qu'il eût encore rien osé. Julien, indigné de sa lâcheté, se dit: «Au moment précis où dix heures sonneront, j'exécuterai ce que, pendant toute la journée, je me suis promis de faire ce soir, ou je monterai chez moi me brûler la cervelle».
Après un dernier moment d'attente et d'anxiété, pendant lequel l'excès de l'émotion mettait Julien comme hors de lui, dix heures sonnèrent à l'horloge qui était au-dessus de sa tête. Chaque coup de cette cloche fatale retentissait dans sa poitrine et y causait comme un mouvement physique.
Enfin, comme le dernier coup de dix heures retentissait encore, il étendit la main, et prit celle de Mme de Rénal, qui la retira aussitôt. Julien, sans trop savoir ce qu'il faisait, la saisit de nouveau. Quoique bien ému lui- même, il fut frappé de la froideur glaciale de la main qu'il prenait; il la serrait avec une force convulsive; on fit un dernier effort pour la lui ôter, mais enfin cette main lui resta.
Son âme fut inondée de bonheur, non qu'il aimât Mme de Rénal, mais un affreux supplice venait de cesser. Pour que Mme Derville ne s'aperçût de rien, il se crut obligé de parler; sa voix alors était éclatante et forte. Celle de Mme de Rénal, au contraire, trahissait tant d'émotion que son amie la crut malade et lui proposa de rentrer. Julien sentit le danger: «Si Mme de Rénal rentre au salon, je vais retomber dans la position affreuse où j'ai passé la journée. J'ai tenu cette main trop peu de temps pour que cela compte comme un avantage qui m'est acquis.»
Au moment où Mme Derville renouvelait la proposition de rentrer au salon, Julien serra fortement la main qu'on lui abandonnait.
Mme de Rénal, qui se levait déjà, se rassit, en disant, d'une voix mourante: «Je me sens, à la vérité, un peu malade, mais le grand air me fait du bien.» Ces mots confirmèrent le bonheur de Julien, qui, dans ce moment, était extrême: il parla, il oublia de feindre, il parut l'homme le plus aimable aux deux amies qui l'écoutaient. Cependant il y avait encore un peu de manque de courage dans cette éloquence qui lui arrivait tout à coup. Il craignait mortellement que Mme Derville, fatiguée du vent qui commençait à s'élever, et qui précédait la tempête, ne voulût rentrer seule au salon. Alors il serait resté en tête-à-tête avec Mme de Rénal. Il avait eu presque par hasard le courage aveugle qui suffit pour agir; mais il sentait qu'il était hors de sa puissance de dire le mot le plus simple à Mme de Rénal. Quelque légers que fussent ses reproches, il allait être battu, et l'avantage qu'il venait d'obtenir anéanti*.
Heureusement pour lui, ce soir-là, ses discours touchants et emphatiques3 trouvèrent grâce devant Mme Derville, qui très souvent le trouvait gauche comme un enfant, et peu amusant. Pour Mme de Rénal, la main dans celle de Julien, elle ne pensait à rien; elle se laissait vivre. Les heures qu'on passa sous ce grand tilleul, que la tradition du pays dit planté par Charles le Téméraire4, furent pour elle une époque de bonheur. Elle
écoutait avec délices les gémissements du vent dans l'épais feuillage du tilleul, et le bruit de quelques gouttes rares qui commençaient à tomber sur ses feuilles les plus basses.
Julien ne remarqua pas une circonstance qui l'eût bien rassuré: Mme de Rénal, qui avait été obligée de lui ôter sa main, parce qu'elle se leva pour aider sa cousine à relever un vase de fleurs que le vent venait de renverser à leurs pieds, fut à peine assise de nouveau qu'elle lui rendit sa main presque sans difficulté, et comme si déjà c'eût été entre eux une chose convenue.
Minuit était sonné depuis longtemps, il fallut enfin quitter le jardin: on se sépara. Mme de Rénal, transportée du bonheur d'aimer, était tellement ignorante qu'elle ne se faisait presque aucun reproche. Le bonheur lui ôtait le sommeil. Un sommeil de plomb s'empara de Julien, mortellement fatigué des combats que toute la journée la timidité et l'orgueil s'étaient livrés dans son cœur**.
Le Rouge et le Noir, I, IX (1830). Примечания:
1. Родственница и подруга г-жи де Реналь. 2. Жюльен, пылкий поклонник Наполе- она, читал ''Мемориал Святой Елены", дневник, который вел граф де Лас Казе, сопут- ствовавший Наполеону в его изгнании. 3. Выспренние, высокопарные. 4. Карл Сме- лый (1433 - 1477) — последний герцог Бургундии, непримиримый враг французского короля Людовика XI.
Вопросы:
* On étudiera le conflit de la volonté et de la timidité chez Julien.
** Zola a regretté que le cadre de cette scène n'ait pas été évoqué avec plus d'exactitude. Qu'en pensez-vous?
GUSTAVE FLAUBERT (1821 1880)
Véritable forçat des lettres, capable de recommencer la même 'page quinze ou vingt fois et n'y mettant le point final qu'au moment où il en était pleinement satisfait, FLAUBERT offre l'image de l'écrivain consciencieux jusqu'à la torture. De là ses «affres», ses découragements, cette angoisse si souvent ressentie de ne jamais atteindre le terme de l'œuvre entreprise. De là aussi, parfois, une certaine monotonie dans le style, trop tendu à force de viser à la perfection.
Mais l'œuvre de Flaubert abonde également en pages d'une belle coulée classique, où la réussite masque l'effort.
VICTOR, LE NEVEU DE FÉLICITÉ1
Il arrivait le dimanche après la messe, les joues rosés, la poitrine nue, et sentant l'odeur de la campagne qu'il avait traversée. Tout de suite, elle dressait son couvert. Ils déjeunaient l'un en face de l'autre; et, mangeant elle-même le moins possible pour épargner la dépense, elle le bourrait tellement de nourriture qu'il finissait par s'endormir. Au premier coup des vêpres, elle le réveillait, brossait son pantalon, nouait sa cravate, et se rendait à l'église, appuyée sur son bras dans un orgueil maternel.
Ses parents le chargeaient toujours d'en2 tirer quelque chose, soit un paquet de cassonade4, du savon, de l'eau-de-vie, parfois même de l'argent. Il apportait ses nippes5 à raccommoder et elle acceptait cette besogne, heureuse d'une occasion qui le forçait à revenir.
Au mois d'août, son père l'emmena au cabotage6.
C'était l'époque des vacances. L'arrivée des enfants7 la consola. Mais Paul devenait capricieux, et Virginie n'avait plus l'âge d'être tutoyée, ce qui mettait une gêne, une barrière entre elles.
Victor alla successivement à Morlaix. à Dunkerque et à Brighton; au retour de chaque voyage, il lui offrait un cadeau. La première fois, ce fut une boîte en coquilles, la seconde, une tasse à café; la troisième, un grand bonhomme en pain d'epice. Il embellisait, avait la taille bien prise, un peu moustache, de bons yeax francs, et un petit chapeau de cuir, placé en arrière comme un pilote. Il l'amusait en lui racontant des histoires mêlées de termes marins.
Un lundi, 14 juillet 1810 (elle n'oublia pas la date), Victor annonça qu'il était engagé au long cours8 et, dans la nuit du surlendemain, par le paquebot de Honfleur9, irait rejoindre sa goélette10, qui devait démarrer11 du Havre prochainement. Il serait, peut-être, deux ans parti.
La perspective d'une telle absence désola Félicité; et pour lui dire encore adieu, le mercredi soir, après le dîner de Madame, elle chaussa des galoches12, et avala les quatre lieues qui séparaient Pont-1'Evêque de Honfleur.
Quand elle fut devant le Calvaire, au lieu de prendre à gauche, elle prit à droite, se perdit dans des chantiers, revint sur ses pas; desgens qu'elle accosta14 l'engagèrent à se hâter. Elle fit le tour du bassin rempli des navires, se heurtait contre des amarres15; puis le terrain s'abaissa, des
lumières s'entrecroisèrent, et elle se crut folle, en apercevant des chevaux dans le ciel.
Au bord du quai, d'autres hennissaient, effrayés par la mer. Un palan16 qui les enlevait les descendait dans un bateau, où des voyageurs se bousculaient entre les barriques de cidre, les paniers de fromage, les sacs de grain; on entendait chanter des poules, le capitaine jurait; et un mousse restait accoudé sur le bossoir17, indifférent à tout cela. Félicité, qui ne l'avait pas reconnu, criait: «Victor!»; il leva la tête; elle s'élançait, quand on retira l'échelle tout à coup*.
Un Cœur simple (1877). Примечания:
1. Имя служанки, чью жизнь Флобер описал в "Простом сердце" 2. У нее. т.е. у Фелисите. 3. Soit = c'est-à-dire. 4. Плохо очищенный сахар коричневатого цвета. 5. По- ношенная одежда, тряпье. 6. Торговые морские рейсы между портами, находящимися на одном побережье. 7. Дети госпожи Обен, хозяйки Фелисите. 8. В дальнее плавание. 9. Порт в устье Сены. 10. Шхуну. Название происходит, повидимому, от goéland — чайка. И. Отчалить, т.е. отправиться в плавание. 12. Грубые башмаки, изготовленные из дерева, либо с деревянной подошвой. 13. В субпрефектуре Кальвадос в Нормандии. 14. Подошла, обратилась. 15. Швартовы — канаты, которыми судно удерживается > причальной стенки. 16. Полиспаст, грузоподъемное устройство. 17. Крамбол — балка, на которой подвешивается якорь.
Вопросы:
* Comment l'auteur nous intéresse-t-il à cette pauvre femme. — Montrez la couleur maritime du passage.
GUY DE MAUPASSANT (1850-1893)
entre les romanciers de l'époque réaliste ou naturaliste, MAUPASSANT se distingue par la force nerveuse de son style, la simplicité de ses moyens d'expression.Voici une nouvelle, dont le thème a inspiré plus d'un poète ou d'un chansonnier (par exemple Tennyson dans Enoch Arden, ou l'auteur inconnu de la vieille chanson du Marin qui revient de guerre). Une intense émotion, une grande pitié se dégagent de ce drame des humbles. Elles sont à la mesure de la discrétionvoulue par l'auteur.
LE RETOUR
La mer fouette la côte de sa vague courte et monotone. De petits nuages blancs passent vite à travers le grand ciel bleu, emportés par le vent rapide, comme des oiseaux; et le village, dans le pli du vallon qui descend vers l'océan, se chauffe au soleil.
Tout à l'entrée, la maison des Martin-Lévesque, seule, au bord de la route. C'est une petite demeure de pêcheur, aux murs d'argile, au toit de chaume empanaché d'iris bleus. Un jardin large comme un mouchoir, où poussent des oignons, quelques choux, du persil, du cerfeuil, se carre2 devant la porte. Une haie le clôt le long du chemin.
L'homme est à la pêche, et la femme, devant la loge, répare les mailles d'un grand filet brun, tendu sur le mur ainsi qu'une immense toile d'araignée. Une fillette de quatorze ans, à l'entrée du jardin, assise sur une chaise de paille, penchée en arrière, raccommode du linge, du linge de pauvre, rapiécé, reprisé déjà. Une autre gamine, plus jeune d'un an, berce dans ses bras un enfant tout petit, encore sans geste et sans parole; et deux mioches3 de deux ou trois ans, le derrière dans la terre, nez à nez, jardinent de leurs mains maladroites et se jettent des poignées de poussière dans la figure.
Personne ne parle. Seul le moutard" qu'on essaie d'endormir pleure d'une façon continue, avec une petite voix aigre et frêle. Un chat dort sur la fenêtre; et des giroflées épanouies font, au pied du mur, un beau bourrelet de fleurs blanches, sur qui4 bourdonne un peuple de mouches.
La fillette qui coud près de l'entrée appelle tout à coup:
«M'man!»
La mère répond:
«Que qu'tas?
— Le r'voilà5».
Elles sont inquiètes depuis le matin, parce qu'un homme rôde autour de la maison; un vieux homme qui a l'air d'un pauvre. Elles l'ont aperçu comme elles allaient conduire le père à son bateau, pour l'embarquer. Il, était assis sur le fossé, en face de leur porte. Puis, quand elles sont revenues de la plage, elles l'ont retrouvé là, qui regardait la maison.
Il semblait malade et très misérable. Il n'avait pas bougé pendant plus d'une heure; puis, voyant qu'on le considérait comme un malfaiteur, il s'était levé et était parti en traînant la jambe.
Mais bientôt elles l'avaient vu revenir de son pas lent et fatigué; et il s'était encore assis, un peu plus loin cette fois, comme pour les guetter.
La mère et les fillettes avaient peur. La mère surtout se tracassait parce qu'elle était d'un naturel craintif, et que son homme, Lévesque, ne devait revenir de la mer qu'à la nuit tombante.
Son mari s'appelait Lévesque; elle, on la nommait Martin, et on les avait baptisés les Martin-Lévesque. Voici pourquoi: elle avait épousé en premières noces un matelot du nom de Martin, qui allait tous les étés à Terre-Neuve, à la pêche de la morue.
Après deux années de mariage, elle avait de lui une petite fille et elle était encore grosse de six mois quand le bâtiment qui portait son mari, les Deux-Sœurs, un trois-mâts de Dieppe, disparut.
On n'en eut jamais aucune nouvelle; aucun des marins qui le montaient ne revint; on le considéra donc comme perdu corps et biens6.
La Martin attendit son homme pendant dix ans, élevant à grand-peine ses deux enfants; puis, comme elle était vaillante et bonne femme, un pêcheur du pays, Lévesque, veuf avec un garçon, la demanda en mariage. Elle l'épousa, et eut encore de lui deux enfants en trois ans.
Ils vivaient péniblement, laborieusement. Le pain était cher et la viande presque inconnue dans la demeure. On s'endettait parfois chez le boulanger, en hiver, pendant les mois de bourrasques. Les petits se portaient bien, cependant. On disait:
«C'est des braves gens, les Martin-Lévesque. La Martin est dure à la peine, et Lévesque n'a pas son pareil pour la pêche.»
La fillette assise à la barrière reprit:
«On dirait qu'y nous connaît. C'est p't-être ben quéque pauvre d'Epréville ou. d'Auzebosc7.»
Mais la mère ne s'y trompait pas. Non, non, ça n'était pas quelqu'un du pays, pour sûr!
Comme il ne remuait pas plus qu'un pieu, et qu'il fixait ses yeux avec obstination sur le logis des Martin-Lévesque, la Martin devint furieuse et, la peur la rendant brave, elle saisit une pelle et sortit devant la porte.
«Que que vous faites là?» cria-t-elle au vagabond.
Il répondit d'une voix enrouée:
«J'prends la fraîche, donc! J'vous fais-ti tort8?»
Elle reprit:
«Pourqué qu'vous êtes quasiment en espionnance devant ma maison9?»
L'homme répliqua:
«Je n'fais d'mal à personne. C'est-i point10 permis d's'asseoir sur la route?»
Ne trouvant rien à répondre, elle rentra chez elle.
Le journée s'écoula lentement. Vers midi, l'homme disparut. Mais il repassa vers cinq heures. On ne le vit plus dans la soirée.
Lévesque rentra à la nuit tombée. On lui dit la chose. Il conclut:
«C'est quéque fouineur ou quéque malicieux11.»
Et il se coucha sans inquiétude, tandis que sa compagne songeait à ce rôdeur qui l'avait regardée avec des yeux si drôles12.
Quand le jour vint, il faisait grand vent, et le matelot, voyant qu'il ne pourrait prendre la mer, aida sa femme à raccommoder ses filets.
Vers neuf heures, la fille aînée, une Martin, qui était allée chercher du pain, rentra en courant, la mine effarée et cria:
«M'man, le r'voilà!»
La mère eut une émotion, et, toute pâle, dit à son homme:
«Va li parler, Lévesque, pour qu'il ne nous guette point comme ça, parce que, me, ça me tourne les sangs 13.»
Et Lévesque, un grand matelot au teint de brique, à la barbe drue et rouge, à l'œil bleu percé d'un point noir, au cou fort, enveloppé toujours de laine par crainte du vent et de la pluie au large, sortit tranquillement et s'approcha du rôdeur.
La mère et les enfants les regardaient de loin, anxieux et frémissants.
Tout à coup, l'inconnu se leva et s'en vint, avec Lévesque, vers la maison.
La Martin, effarée, se reculait. Son homme lui dit:
«Donne-lui un p'tieu de pain et un verre de cidre, 1 n'a rien mâqué depuis avant-hier14.»
Et ils entrèrent tous deux dans le logis, suivis de la femme et des enfants. Le rôdeur s'assit et se mit à manger, la tête baissée sous tous les regards.
La mère, debout, le dévisageait; les deux grandes filles, les Martin, adossées à la porte, l'une portant le dernier enfant, plantaient sur lui leurs yeux avides, et les deux mioches, assis dans les cendres de la cheminée, avaient cessé de jouer avec la marmite noire, comme pour contempler aussi cet étranger.
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