— Oui, à pied. Quand on n'a pas les moyens, faut ben.
— Ousque16 vous allez donc?
— J'allais t'ici17.
— Vous y connaissez quéqu'un?
— Ça se peut ben.»
Ils se turent. Il mangeait lentement, bien qu'il fût affamé, et il buvait une gorgée de cidre après chaque bouchée de pain. 11 avait un visage usé, ridé, creux partout, et semblait avoir beaucoup souffert.
Lévesque lui demanda brusquement:
«Comment que vous vous nommez?»
Il répondit sans lever le nez:
«Je me nomme Martin.»
Un étrange frisson secoua la mère. Elle fit un pas, comme pour voir de plus près le vagabond, et demeura en face de lui, les bras pendants, la bouche ouverte. Personne ne disait plus rien. Lévesque enfin reprit:
«Etes-vous d'ici?»
Il répondit:
«J'suis d'ici.»
Et comme il levait enfin la tête, les yeux de la femme et les siens se rencontrèrent et demeurèrent fixes, mêlés, comme si les regards se fussent accrochés.
Et elle prononça tout à coup, d'une voix changée, basse, tremblante:
«C'est-y té'8, mon homme?»
Il articula lentement:
«Oui, c'est me19.»
II ne remua pas, continuant à mâcher son pain.
Lévesque, plus surpris qu'ému, balbutia:
«C'est té, Martin?»
L'autre dit simplement:
«Oui, c'est me.»
Et le second mari demanda:
«D'où que tu d'viens donc?»
Le premier raconta:
«D'ia côte d'Afrique. J'ons sombré sur un banc. J'nous sommes ensauvés à trois. Picard, Vatinel et me. Et pi j'avons été pris20 par des sauvages qui nous ont tenus douze ans. Picard et Vatinel sont morts. C'est un voyageui anglais qui m'a pris-t-en passant21 et qui m'a reconduit à Cette. Et me v'ià»
La Martin s'était mise à pleurer, la figure dans son tablier.
Lévesque prononça:
«Que que j'allons fé, à c't'heure22?»
Martin demanda:
«C'est té qu'es s'n'homme?»
Lévesque répondit:
«Oui, c'est me!»
Ils se regardèrent et se turent.
Alors, Martin, considérant les enfants en cercle autour de lui, désigna d'un coup de tête les deux fillettes.
«C'est-i1 les miennes?»
Lévesque dit:
«C'est les tiennes.»
Une se leva point; il ne les embrassa point; il constata seulement:
«Bon Dieu, qu'a sont grandes23!»
Lévesque répéta:
«Que que j'allons fé?»
Martin, perplexe, ne savait guère plus. Enfin il se décida
«Moi, j'frai à ton désir. Je n'veux pas t'faire tort. C'est contrariant tout de même, vu la maison. J'ai deux étants, tu n'as trois24, chacun les siens. La mère, c'est-ti à té, c'est-ti à me? J'suis consentant à ce qui te plaira; mais la maison, c'est à me, vu qu'mon père me l'a laissée, que j'y suis né, et qu'elle a des papiers chez le notaire.»
La Martin pleurait toujours, par petits sanglots cachés dans la toile bleue du tablier. Les deux grandes fillettes s'étaient rapprochées et regardaient leur père avec inquiétude.
Il avait fini de manger. Il dit à son tour:
«Que que j'allons fé?»
Lévesque eut une idée:
«Faut aller chez l'curé, i' décidera.»
Martin se leva, et, comme il s'avançait vers sa femme, elle se jeta sur sa poitrine en sanglotant:
«Mon homme! te v'ià! Martin, mon pauvre Martin, te v'ià!»
Et elle le tenait à pleins bras, traversée brusquement par un souffle d'autrefois, par une grande secousse de souvenirs qui lui rappelaient ses vingt ans et ses premières étreintes.
Martin, ému lui-même, l'embrassait sur son bonnet. Les deux enfants, dans la cheminée, se mirent à hurler ensemble en entendant pleurer leur mère, et le dernier-né, dans les bras de la seconde des Martin, clama d'une voix aiguë comme un ûfre faux.
Lévesque, debout, attendait:
«Allons, dit-il, faut se mettre en règle.»
Martin lâcha sa femme, et, comme il regardait ses deux filles, la mère leur dit:
«Baisez vot'pé25, au moins.»
Elles s'approchèrent en même temps, l'œil sec, étonnées, un peu craintives. Et il les embrassa l'une après l'autre, sur les deux joues, d'un gros bécot26 paysan. En voyant approcher cet inconnu, le petit enfant poussa des cris si perçants, qu'il faillit être pris de convulsions.
Puis les deux hommes sortirent ensemble.
Comme ils passaient devant le café du Commerce, Lévesque demanda:
«Si nous prenions toujours27 une goutte28?
— Moi j'veux ben», déclara Martin.
Ils entrèrent, s'assirent dans la pièce encore vide.
«Eh! Chicot, deux fil-en-six29, de la bonne, c'est Martin qu'est r'venu. Martin, celui à ma femme, tu sais ben, Martin des Deux-Sœurs, qu'était perdu».
Et le cabaretier, trois verres d'une main, un carafon de l'autre, s'approcha, ventru, sanguin, bouffi de graisse, et demanda d'un air tranquille:
«Tiens! te v'ià donc, Martin?»
Martin répondit:
«Me v'là*!...»
GUY DE MAUPASSANT. Contes.
Примечания:
1. См. наш Том П. 2. Находился (глагол подразумевает, что огородик был квадрат- ной формы). 3. Малышей (разг.). 4. Normalement, on attendrait sur lesquelles. Sur qui ne s'emploie plus guère aujourd'hui que pour les personnes. 5. Parler campagnard.: Maman! - Qu'est-ce que lu as?—Le revoilà: le voilà encore (familier). 6. Морской термин, озна- чающий, что погибло все— экипаж, груз и судно. 7. Qu'il nous connaît. — Peut-être bien. — Quelque pauvre. 8. Prendre la fraîche, дышу свежим воздухом. — Est-ce que /с vous fais ton? 9. Pourquoi êtes-vous comme en espionnage... 10. C'est-// point, n'est-ce point?.. 11. Какой-нибудь любопытный или злоумышленник. 12. Странные 13. Va lui parler. — Ça me tourne les sangs: меня это тревожит, пугает. 14. Donne-lui un petit peu de pain. — II n'a rien mâché, mangé... 15. Сет, порт на Средиземном море 16. Où est-ce que... 17. J'allais ici (liaison fautive et populaire). 18. Toi. — 19. Moi. 20. Мы (судно) разбились и потонули на рифе. Nous nous sommes sauvés. — Nous тот, été pris. 21. M'a pris en passant, (liaison fautive.) 22. Qu'allons-nous faire à cette heure, maintenant? 23. Qu'elles sont grandes! 24. J'ai deux enfants, tu en as trois. 25. Votre pèie 26. Поцелуй в щеку (разг.). 27. Все-таки, по крайней мере. 28. По стаканчик) 29. Крепкая нормандская водка.
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Вопросы:
* Pouvez-vous dire ce qu'il y a de typiquement normand dans ce récit? — Montrai: la parfait accord entre le langage et la psychologie des personnages.
MARCEL PROUST (1871-1922)
Contrairement à ce qu'on pourrait imaginer, le style de PROUST n'a rien d'affecté. S'il est contourné, sinueux, chargé d'indications minutieuses et d'images patiemment développées, c'est qu'il s'applique à décrire des états de conscience eux-mêmes fort embrouillés et à restituer les efforts d'une mémoire jamais lasse de scruter le passé. Ainsi, comme l'écrivain l'a spécifié lui-même, l'espèce d'embarras, voire de confusion qu'il met à s'exprimer, n'a d'autre cause que son souci de «respecter la marche naturelle» de sa pensée... En fait, on se trouve là en présence d'un art nouveau, d'une sorte de style de déchiffrage, comme diraient les musiciens, s'enfonçant jusqu'aux racines de l'être et associant étroitement le lecteur aux investigations douloureuses de l'auteur...
LA MADELEINE
Il y avait déjà bien des années que, de Combray1 tout ce qui n'était pas le théâtre et le drame de mon coucher, n'existait plus pour moi, quand un jour d'hiver, comme je rentrais à la maison, ma mère, voyant que j'avais froid, me proposa de me faire prendre, contre mon habitude, un peu de thé. Je refusai d'abord, et, je ne sais pourquoi, me ravisai. Elle envoya chercher un de ces gâteaux courts et dodus appelés petites madeleines qui semblent avoir été moulés dans la valve rainurée2 d'une coquille de Saint-Jacques. Et bientôt, machinalement, accablé par la morne journée et la perspective d'un triste lendemain, je portai a mes lèvres une cuillerée du thé ou j'avais laissé s'amollir un morceau de madeleine. Mais à l'instant même où la gorgée mêlée des miettes du gâteau toucha mon palais, je tressaillis, attentif à ce qui se passait d'extraordinaire en moi. Un plaisir délicieux m'avait envahi, isolé, sans la notion de sa cause3. Il m'avait aussitôt rendu les vicissitudes de la vie indifférentes, ses désastres inoffensifs, sa brièveté illusoire, de la même façon qu'opéré l'amour, en me remplissant d'une essence précieuse: ou plutôt cette essence n'était pas en moi, elle était moi. J'avais cessé de me sentir médiocre, contingent4 mortel. D'où avait pu me venir cette puissante joie? Je sentais qu'elle était liée au goût du thé et du gâteau, mais qu'elle le dépassait infiniment, ne devait pas être de même nature. D'où venait-elle?
Que signifiait-elle? Où l'appréhender? Je bois une seconde gorgée où je ne trouve rien de plus que dans la première, une troisième qui m'apporte un peu moins que la seconde. Il est temps que je m'arrête, la vertu du breuvage semble diminuer. Il est clair que la vérité que je cherche n'est pas en lui. mais en moi. Il l'y a éveillée, mais ne la connaît pas et ne peut que répéter indéfiniment, avec de moins en moins de force, ce même témoignage que je ne sais pas interpréter et que je veux au moins pouvoir lui redemander et retrouver intact, à ma disposition, tout à l'heure pour un éclaircissement décisif. Je pose la tasse et me tourne vers mon esprit. C'est à lui de Irouver la vérité. Mais comment? Grave incertitude, toutes les fois que l'esprit st sent dépassé par lui-même; quand lui, le chercheur, est tout ensemble5 le pays obscur où il doit chercher et où tout son bagage ne lui sera de rien Chercher? pas seulement: créer. Il est en face de quelque chose qui n'est pas encore et que seul il peut réaliser, puis faire entrer dans sa lumière (...). Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu. Ce goût, c'était celui du petit morceau de madeleine que le dimanche matin à Combray (parce que ce jour-là je ne sortais pas avant l'heure de la messe), quand j'allais lui dire bonjour dans sa chambre, ma tante Léonie m'offrait après l'avoir trempé dans son infusion de thé ou de tilleul. La vue de la petite madeleine ne m'avait rien rappelé avant que je n'y eusse goûté; peut-être parce que, en ayant souvent aperçu depuis, sans en manger, sur les tablettes des pâtissiers, leur image avait quitté ces jours de Combray pour se lier à d'autres plus récents; peut-être parce que, de ces souvenirs abandonnés si longtemps hors de la mémoire, rien ne survivait, tout s'était désagrégé; les formes — et celle aussi du petit coquillage de pâtisserie, si grassement sensuel, sous son plissage sévère et dévot — s'étaient abolies ou ensommeillées, avaient perdu la force d'expansion qui leur eût permis de rejoindre la conscience. Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destraction des choses, seules, plus frêles, mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir*.
Du coté de chez Swann, I (1913). Примечания:
I. Юный Пруст проводил каникулы у двоюродной бабушки в Ильере неподалек) от Шартра. Здесь Ильер именуется Комбре. 2. Зубчатой. 3. Sans que j'eusse conscience de sa cause. 4. Отданным на волю случая. 5. Одновременно.
Вопросы:
* Comment cette, page justifie-t-elle le titre général de t'œuvre de Proust: «A la recherche du temps perdu»? — (Perdu = oublié.)
FRANÇOIS MAURIAC (né en 1885)
C'n. Y a en Mauriac un sensuel hanté par les problèmes du péché et de la grâce, si sa -prose a parfois le sombre éclat où se reflètent les angoisses du chrétien, elle peut aussi exprimer le diame humain avec une netteté, une simplicité qui sont d'un grand artiste. A cet écrivain généreux le prix Nobel de littérature, en 7952, est venu apporter une consécration universelle.
RUPTURE
Robert Costadot était presque fiancé à Rosé Révolou. Mais, depuis que la famille de ~ celle-ci est ruinée, la mère de Robert fait tous ses efforts pour rompre les fiançailles. Fina- lement, le jeune homme cède à l'influence maternelle et décide de reprendre sa liberté.
Comme l'orage grondait sur Bordeaux depuis deux jours, elle lui avait
dit:
«S'il pleut, attendez-moi chez le pâtissier, en face du jardin: oui. chez
Jaeger; à six heures il n'y a personne.»
Le quart de six heures avait sonné. Robert avait déjà mangé trois gâteaux, et, maintenant, il était écœuré. L'eau ruisselait contre la boutique. «Si dans cinq minutes elle n'est pas là, je partirai...», songeait-il. Il avait ses nerfs des jouis d'orage, il en avait conscience: il connaissait et redoutait cette irritabilité presque folle. Comme dans son enfance, le front collé à la vitre, il observa le jet illinuscule de chaque goutte sur le trottoir.
Il se disait bien que Rosé avait dû être retardée pai la pluie: elle ne pensait à rien, elle ne devait pas avoir de parapluie; elle arriverait dans un joli état.. Il tourna les yeux vers les deux jeunes filles qui l'avaient servi tout à l'heure et qui chuchotaient derrière le comptoir. Il essaya d'imaginer l'impression que leur ferait Rosé, et eut honte de sa honte. Il se leva, mit une pièce de monnaie sur la table... Alors, il vit Rosé qui s'arrêtait devant la porte, fermait avec peine un ridicule parapluie d'homme qu'avait dû lui prêter Chardon. Le vent collait contre ses cuisses une jupe mouillée. Elle entra, ne sut où poser son parapluie ruisselant qu'une des demoiselles lui prit des mains, et alla s'asseoir près de Robert.
«J'ai couru», dit-elle.
Il lui jeta un regard à la dérobée:
«En quel état tu es! tu vas attraper mal...
— Oh! je suis résistante! Ma jupe est lourde de pluie, j'ai les pieds trempés, et je ne me changerai que dans deux heures! Mais ça ne fait rien, tu es là.
— Tu te négliges trop. Rosé. Tu méprises trop...» Elle l'interrompit, croyant que c'était une louange:
«Non, non... je ne suis pas plus courageuse qu'une autre, je n'ai aucun mérite à ne pas penser à certaines choses: rien n'a d'importance que nous deux», dit-elle à voix basse.
Elle approcha de ses lèvres le verre de malaga1 qu'on lui avait apporté.
«Il faudrait aussi penser à moi, dit-il, penser à la petite Rosé que j'ai aimée...»
Elle le regarda avec étonnement. Il insista:
«Elle n'avait pas une jupe trempée de pluie, cette petite Rosé, ni des souliers pleins d'eau, ni des mèches sous son vieux chapeau"... Ce n'est pas un reproche, reprit-il vivement. Mais quelquefois, il faut me pardonner si je dois faire un effort...»
Elle ne le quittait pas des yeux. Il perdait pied:
«Je voudrais que tu aies pitié de toi-même... je veux dire: de ton visage, de tes mains, de tout ton corps..»
Elle cacha vivement ses mains sous la table. Elle était devenue pâle:
«Je ne te plais plus?
— Ce n'est pas la question. Rosé... Je te demande d'avoir pitié de toi- même. Tu es la seule femme que je n'aie jamais vue se regarder dans une glace. Il te suffirait d'un regard pour comprendre ce que je veux dire.»
Le magasin était assombri par la pluie épaisse et par les ormeaux du cours de Gourgue. Elle avait baissé la tête sur le babaA qu'elle mangeait. Il comprit qu'elle pleurait et n'en fut pas attendri. Ce qu'il éprouvait, c'était cet agacement, cette crispation qui se traduisit par ces mots à peine murmurés: «Allons, bon! des larmes maintenant...» Elle dit, sans lever la tête:
«Je mérite tes reproches, chéri, mais si! Je vais t'expliquer: j'ai été habituée à être servie, depuis mon enfance. On faisait tout pour moi; on préparait mon bain, on faisait chauffer mon peignoir, la femme de chambre me frictionnait, me coiffait. Crois-tu que jusqu'à ces derniers temps, je n'avais jamais boutonné mes bottines moi-même? Maintenant je rentre tard, je me lève à l'aube... Alors, je simplifie. Je me rends compte que je ne fais pas le nécessaire... Je croyais que nous nous aimions au-delà de toutes ces choses... Je croyais que notre amour...»
Elle ne put continuer. Un sanglot l'étouffait. Il ne l'aidait d'aucune parole. Il attendait, avec le sentiment obscur qu'ils suivaient tous deux une route inconnue qui pouvait le mener bien plus loin qu'il n'eût osé le rêver. Tout à coup, elle lui prit la main, il vit de tout près sa petite figure jaune et
mouillée. Il sentit son baleine amère:
«Pourtant, samedi soir, dans le rond de tilleuls, je te plaisais?»
Il répondit d'un ton excédé: «Mais oui; mais oui!» Elle l'appela: «Robert!» Elle eut le sentiment qu'il s'éloignait, qu'il était déjà trop loin pour que sa voix portât jusqu'à lui. Mais non, ce n'était pas vrai, elle le voyait assis là, une table les séparait. C'était son fiancé, et elle serait sa femme en octobre. Et lui, il éprouvait en même temps qu'elle son angoisse et retenait ses coups.
«Tu vas prendre mal, dit-il. Viens à la maison, j'allumerai un grand feu.»
Elle le remercia humblement. Ils s'enfoncèrent sous la pluie et, jusqu'à la maison Costadot, n'échangèrent plus une parole. Robert savait que, ce jour-là, sa mère rentrait tard de la réunion des dames de charité. Il introduisit Rosé, non dans sa chambre, mais au petit salon, et fit porter de la cuisine des fagots de sarments4. Il lui dit d'enlever ses souliers. Elle rougit:
«Pardonne-moi, je crois que j'ai un bas troué...»
II détourna un peu la tête. Ses vêtements fumaient autour d'elle. Dans la glace de la cheminée, elle se vit tout à coup telle qu'elle apparaissait à Robert. Elle enleva son chapeau et essaya de rattraper ses mèches. Il avait pris les bottines, il en toucha les semelles et les rapprocha du feu. Rosé, qui était debout, se pencha vers lui assis un peu en retrait et, pour l'obliger à la regarder, lui prit la tête à deux mains:
«Tu es bon», dit-elle avec élan.
Il protesta violemment:
«Non, ne le crois pas. Rosé. Non, je ne suis pas bon.»
Et tout à coup, ces mots qu'il n'avait pas préparés, cette petite phrase qui s'était formée en lui à son insu s'échappa, sortit de lui comme un jet de salive, de sève ou de sang:
«Pardonne-moi, je ne t'aime plus*.»
Les Chemins de la Mer (1939).
Примечания:
1. Сладкое, ароматное испанское вино либо вино из винограда сорта малага. Во Франции его иногда пьют горячим. 2. Роза, после того как ее семья разорилась, по- ступила на службу в магазин продавщицей. 3. Ромовая баба. 4. Обрезанные побеги виноградной лозы. На юге Франции их используют как дрова.
Вопросы:
* Montrez ce que la scène a de dramatique, au double sens du terme. — Quel est le caractère du jeune homme, tel qu'on peut le supposer d'après ce passage?
JEAN COCTEAU (1892-1963)
jean COCTEAU est l'acrobate, le prestidigitateur deslettres françaises. Dans tous les genres où il s'est essayé (et l'on sait qu'il ne se contente pas d'écrire, mais qu'il dessine aussi et tourne des films), il a apporté une optique originale, une manière de saisir et de présenter les choses qui n'est qu'à lui. Cependant, c'est sans doute lorsqu'il a parlé de l'enfance que cet enfant terrible de la littérature a le mieux laissé paraître son goût pour les êtres étranges et les destins hors série.
LES ENFANTS TERRIBLES
La scène (une bataille entre écoliers à coups de boules de neige) se passe à Paris, entre la rue d'Amsterdam et la rue de Clichy, non loin du petit lycée Condorcet.
Ce soir-là, c'était la neige. Elle tombait depuis la veille et naturellement plantait un autre décor. La cité reculait dans les âges; il semblait que la neige, disparue de la terre confortable, ne descendait plus nulle part ailleurs et ne s'amoncelait que là.
Les élèves qui se rendaient en classe avaient déjà gâché, mâché, tassé, arraché de glissades le sol dur et boueux. La neige sale formait une ornière le long du ruisseau. Enfin cette neige devenait la neige sur les marches, les marquises et les façades des petits hôtels. Bourrelets, corniches, paquets lourds de choses légères, au lieu d'épaissir les lignes, faisaient flotter autour une sorte d'émotion, de pressentiment, et grâce à cette neige qui luisait d'elle-même avec la douceur des montres au radium, l'âme du luxe traversait les pierres, se faisait visible, devenait ce velours qui rapetissait la cité, la meublait, l'enchantait, la transformait en salon fantôme.
En bas, le spectacle était moins doux. Les becs de gaz éclairaient mal une sorte de champ de bataille vide. Le sol écorché vif montrait des pavés inégaux sous les déchirures du verglas; devant les bouches d'égout, des talus de neige sale favorisaient l'embuscade, une bise scélérate baissait le gaz par intervalles et les coins d'ombre soignaient déjà leurs morts.
De ce point de vue l'optique changeait. Les hôtels cessaient d'être les loges d'un théâtre étrange et devenaient bel et bien des demeures éteintes exprès, barricadées sur le passage de l'ennemi. Car la neige enlevait à la cité son allure de place libre ouverte aux jongleurs, bateleurs1, bourreaux et marchands. Elle lui assignait un sens spécial, un emploi défini de champ de bataille.
Dès quatre heures dix, l'affaire était engagée de telle sorte qu'il devenait 332
hasardeux de dépasser le porche. Sous ce porche se massaient les réserves2 giossies de nouveaux combattants qui arrivaient seuls ou deux par deux*.
«As-tu vu Dargelos? — Oui... non, je ne sais pas.»
La réponse était faite par un élève qui, aidé d'un autre, soutenait un des premiers blessés et le ramenait de la cité sous le porche. Le blessé, un mouchoir autour du genou, sautait à cloche-pied en s'accrochant aux épaules.
Le questionneur avait une figure pâle, des yeux tristes. Ce devait être des yeux d'infirme; il claudiquait et la pèlerine qui lui tombait à mi-jambes paraissait cacher une bosse, une protubérance4, quelque extraordinaire déformation. Soudain, il rejeta en arrière les pans de sa pèlerine, s'approcha d'un angle où s'entassaient les sacs des élèves, et l'on vit que sa démarche, cette hanche malade étaient simulées par une façon de porter sa lourde serviette de cuir. Il abandonna la serviette et cessa d'être infirme, mais ses yeux restèrent pareils.
Il se dirigea vers la bataille.
A droite, sur le trottoir qui touchait la voûte, on interrogeait un prisonnier. Le bec de gaz éclairait la scène par saccades. Le prisonnier (un petit) était maintenu par quatre élèves, son buste appuyé contre le mur. Un grand, accroupi entre ses jambes, lui tirait les oreilles et l'obligeait à regarder d'atroces images. Le silence de ce visage monstrueux qui changeait de forme terrifiait la victime. Elle pleurait et cherchait à fermer les yeux, à baisser la tête. A chaque tentative, le faiseur de grimaces empoignait de la neige grise et lui frictionnait les oreilles**.
L'élève pâle contourna le groupe et se fraya une route à travers les projectiles.
Il cherchait Dargelos. Il l'aimait (...).
Dargelos était le coq6 du collège. Il goûtait ceux qui le bravaient ou le secondaient. Or, chaque fois que l'élève pâle se trouvait en face des cheveux tordus7 des genoux blessés, de la veste aux poches intrigantes, il perdait la tête.
La bataille lui donnait du courage. Il courrait, il rejoindrait Dargelos, il se battrait, le défendrait, lui prouverait de quoi il était capable.
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