COMMENT SE RÉDIGE LE CÉLÈBRE «DICTIONNAIRE DE L'ACADÉMIE»
[En séance de Commission] le secrétaire perpétuel1 lit chaque mot, sa définition, ses exemples; propose les corrections à faire, l'adjonction2 possible des mots nouveaux. Chacun écoute, en suivant le texte à corriger, collé à raison d'une colonne à la page sur un cahier blanc, discute le texte établi, en suggère une modification. La meilleure formule est adoptée et dans nos séances régulières, une fois expédiées les affaires courantes3 et quand le directeur a demandé si l'Académie «veut faire un peu de dictionnaire», on nous distribue, à tous, nos cahiers préparés; le secrétaire perpétuel relit chaque mot, les propositions ajoutées, les corrections suggérées par la Commission; chacun dit son mot, présente ses observations et, l'accord fait, on passe au suivant. Le nouveau texte admis est conservé, il va s'empiler dans une armoire, en attendant que la revision soit accomplie de A à Z.
Je n'ai aucune honte à vous apprendre que nous n'en sommes qu'au milieu de la lettre B. Comme nous savons qu'il ne peut pas y avoir d'édition nouvelle, utile, du dictionnaire de l'Académie avant vingt-cinq ou trente ans, nous ne sommes pas pressés. Quand on sera arrivé à la fin du Z, l'Académie procédera à un examen, rapide celui-là, de toute la revision obtenue jusque-là, l'amendera4 où il faut, et on pourra donner le texte à l'imprimeur. Ce sera la neuvième édition de notre dictionnaire; en trois siècles et demi, cela aura fait à peu près trois éditions par siècle, c'est très suffisant pour enregistrer l'usage nouveau qui s'est établi.
Je crois bon de vous montrer par quelques exemples comme il change. Entre la septième édition de 1878 et la huitième de 1935, il s'est produit un accroissement considérable dans la langue: pensez à toutes les applications des inventions nouvelles en physique, en chimie, en mécanique: l'automobile, l'aviation, l'électricité. Cela nécessitait beau- coup de termes nouveaux, mais il faut noter que le dictionnaire de l'Académie, qui n'est pas un dictionnaire historique, et qui n'est pas non plus un dictionnaire d'Arts et Métiers, qui ne s'occupe que de la langue, n'a pas à enregistrer les termes techniques trop savants. L'édition de 1935, qui reste valable dans l'ensemble, doit déjà être modifiée, corrigée et accrue sur certains points. L'affaire de la bombe atomique, par exemple, exigera d'abord d'indispensables adjonctions au mot atome, au mot bombe, au mot désagrégation. Dans l'ordre social, il a fallu déjà
ajouter au mot «assistant» l'exemple de la définition d' «Assistante Sociale», fonction qui n'existait pas auparavant...
L'argot: une grande question à l'Académie. L'usage nouveau n'est pas toujours très distingué. L'argot tend à envahir la langue et, depuis que tout le monde a passé par la caserne, le langage de caserne est entré dans la circulation et même dans la littérature. Dans quelle mesure l'accepter? L'Académie a accepté depuis longtemps le mot «chic», venu du langage des peintres; et le mot «épatant» qui vient d'épater, au sens d'étonner. Il n'est pas douteux, quand nous en serons à la lettre M, qu'il faudra mettre dans le dictionnaire le mot «marrant», le verbe «se marrer», qui sont devenus usuels. On observera qu'us sont familiers ou populaires. La difficulté sera d'expliquer ce que ces termes signifient exactement, car leur application est contradictoire. Vous dites très bien: «J'en ai marre» pour expliquer que vous en avez assez. Et cependant vous dites ou vous direz très bien: «C'est marrant», pour constater une drôlerie ou: «Je me marre bien», pour exprimer que vous vous amusez beaucoup. Excusez-moi si je dis «vous»; mais vous avez certainement, les uns et les autres, des fils «qui se marrent bien» et qui le disent comme ça. Au reste «marrant» a déjà fait son entrée à l'Académie. Lors d'une assez récente réception, le directeur en exercice eut l'occasion d'égayer un peu son discours. Et comme on riait, quelqu'un qui me l'a rapporté, [entendit] une très jolie voisine, et fort élégante, comme il convient au lieu et au jour, s'écrier le plus naturellement du monde: «Mais il est très marrant, celui-là!»
Emile Henriot, de l'Académie Française. Conférence faite aux «Annales».
Примечания:
1. Непременный секретарь. Он избирался на этот пост пожизненно. 2. Добавление. 3. Une fois réglées (= après avoir réglé) les questions en cours (текущие дела). 4. Внесет исправления и улучшения.
LA DÉPOUILLE DE NAPOLÉON I-er ENTRE AUX INVALIDES (décembre 1840)
... Le cortège approche.
Il est midi et demi.
A l'extrémité de l'esplanade1 vers la rivière, une double rangée de grenadiers à cheval, à buffleteries2 jaunes, débouche gravement. C'est la gendarmerie de la Seine. C'est la tête du cortège. En ce moment le soleil
fait son devoir et apparaît magnifiquement. Nous sommes dans le mois d'Austerlitz3.
Après les bonnets à poil de la gendarmerie de la Seine, les casques de cuivre de la garde municipale de Paris, puis les flammes tricolores des lanciers secouées par le vent d'une façon charmante. Fanfares et tambours.
Un homme en blouse bleue grimpe par les charpentes extérieures, au risque de se rompre le cou, dans l'estrade qui me fait face. Personne ne l'aide. Un spectateur en gants blancs le regarde faire et ne lui tend pas la main. L'homme arrive pourtant. (...)
La garde nationale à cheval paraît. Brouhaha dans la foule. Elle est en assez bon ordre; mais c'est une troupe sans gloire4, et cela fait un trou dans un pareil cortège. On rit.
J'entends ce dialogue:
«Tiens! ce gros colonel! Comme il tient drôlement son sabre!
— Qu'est-ce que c'est que ça? — C'est Montalivet»5.
D'interminables légions de garde nationale à pied défilent maintenant, fusils renversés6, dans l'ombre de ce ciel gris. Un garde national à cheval, qui laisse tomber son chapska7 et galope ainsi quelque temps nu-tête malgré qu'il en ait8, amuse fort la galerie, c'est-à- dire cent mille personnes. (...)
Tout à coup le canon éclate à la fois à trois points différents de l'horizon. Ce triple bruit simultané enferme l'oreille dans une sorte de triangle formidable et superbe. Des tambours éloignés battent aux champs9.
Le char de l'Empereur apparaît.
Le soleil, voilé jusqu'à ce moment, reparaît en même temps. L'effet est prodigieux.
On voit au loin, dans la vapeur et dans le soleil, sur le fond gris et roux des arbres des Champs-Elysées, à travers de grandes statues blan- ches qui ressemblent à des fantômes, se mouvoir lentement une espèce de montagne d'or. On n'en distingue encore rien qu'une sorte de scintil- lement lumineux qui fait étinceler sur toute la surface du char tantôt des étoiles, tantôt des éclairs. Une immense rumeur enveloppe cette apparition.
On dirait que ce char traîne après lui l'acclamation de toute la ville comme une torche traîne sa fumée. (...)
Le char avance lentement. On commence à en distinguer la forme. (...)
Voici un cheval blanc couvert, de la tête aux pieds, d'un crêpe violet, accompagné d'un chambellan bleu ciel brodé d'argent et conduit par deux valets de pied vêtus de vert et galonnés d'or. C'est la livrée10 de l'Empereur. Frémissement dans la foule: «C'est le cheval de bataille de Napoléon!» La plupart le croyaient fortement. Pour peu que" le cheval eût servi deux ans à l'Empereur, il aurait trente ans, ce qui est un bel âge de cheval.
Le fait est que ce palefroi est un bon vieux cheval-comparse qui remplit depuis une dizaine d'années l'emploi de cheval de bataille dans tous les enterrements militaires auxquels préside l'administration des pompes funèbres. (...)
Après le cheval viennent en lignes sévères et pressées les cinq cents marins de la Belle-Poulen, jeunes visages pour la plupart, en tenue de combat, en veste ronde, le chapeau rond verni sur la tête, les pistolets à la ceinture, la hache d'abordage à la main et le sabre au côté, un sabre court à large poignée de fer poli. (...)
(Enfin le char funèbre passe devant Hugo.)
Je puis le regarder à mon aise. L'ensemble a de la grandeur. C'est une énorme masse, dorée entièrement, dont les étages vont pyramidant au-dessus des quatre grosses roues dorées qui la portent. Sous le crêpe violet semé d'abeilles13, qui le recouvre du haut en bas, on distingue d'assez beaux détails: les aigles du soubassement, les quatorze victoires du couronnement1 portant, sur une table d'or, un simulacre de cercueil. Le vrai cercueil est invisible. On l'a déposé dans la cave du soubassement, ce qui diminue l'émotion. (...)
Rien de plus surprenant et de plus superbe que l'attelage de seize chevaux qui traînent le char. Ce sont d'effrayantes bêtes, empanachées de plumes blanches jusqu'aux reins, et couvertes de la tête aux pieds d'un splendide caparaçon de drap d'or, lequel ne laisse voir que leurs yeux, ce qui leur donne je ne sais quel air terrible de chevaux-fantômes. Des valets de pied à la livrée impériale15 conduisent cette cavalcade formidable.
En revanche, les dignes et vénérables généraux qui portent les cordons du poêle16 ont la mine la moins fantastique qui soit. En tête deux maréchaux, le duc de Reggio, petit et borgne, à droite; à gauche, le comte Molitor; en arrière, à droite, un amiral, le baron Duperré, gros et jovial marin; à gauche, un lieutenant général, le comte Bertrand, cassé,
vieilli, épuisé; noble et illustre figure. Tous les quatre sont revêtus du cordon rouge17. (...)
Le char n'entre pas dans la cour des Invalides, la grille posée par Louis XIV serait trop basse. Il se détourne à droite; on voit les marins entrer dans le soubassement et ressortir avec le cercueil, puis disparaître sous le porche élevé à l'entrée du palais. Ils sont dans la cour.
C'est fini pour les spectateurs du dehors. Ils descendent à grand bruit et en toute hâte des estrades. Des groupes s'arrêtent de distance en distance devant des affiches collées sur les planches et ainsi conçues; LEROY, LIMONADIER, rue de la Serpe, près des Invalides. — Vins fins et
pâtisseries chaudes...
Victor Hugo. Choses vues.
Примечания:
1. L'esplanade des Invalides: площадь перед Домом Инвалидов. 2. Кожаная конская сбруя. 3. Солнце, осветившее конец сражения при Аустерлице (2 декабря 1805 г.) — это исторический факт. 4. Национальная гвардия — нерегулярный корпус, состоящий из буржуа и призванный "поддерживать порядок". 5. Политический деятель того времени. 6. В знак траура. 7. Кивер, расширя- ющийся кверху, какой носили польские уланы. 8. Malgré lui (littéralement: si mauvais gré qu'il en ait, si désagréable que cela lui soit). 9. Барабанный бой. 10. Зеленые ливреи носили слуги Наполеона. 11. Supposons seulement que... Même si le cheval n'avait servi que deux ans... 12. Название военного корабля, на котором привезли останки императора с острова Св. Елены. 13. Наполеон выбрал символом своего царствования пчелу. На гербе французских королей была изображена лилия 14. Вершина, верхушка. 15. См. стр. 169, примеч. 10. 16. Le poêle (от лат. pallium, manteau) — покров на гроб. Поддерживать края этого покрова — большая честь во Франции. (Ne pas confondre avec le poêle qui chauffe la chambre, ou la poêle à frire!) 7. Лента ордена Почетного Легиона.
ТЕКСТ 57
LA TOUR EIFFEL
Vedette de Paris depuis plus de soixante-dix ans. (Hauteur: 318 m. — Poids: 7000 tonnes seulement.)
C'est une grande dame, dit-on. Elle a la tête dans les nuages, les pieds sur terre1 et une santé de fer2. Son âge? plus de 70 ans. Son nom? Tour Eiffel. Vedette depuis sa naissance (et même avant) elle a suscité bien des commentaires sérieux ou badins3 quand elle n'a pas soulevé des polémiques passionnées...
Ainsi, nous sommes en 1887. Premiers coups de pioche des terras- siers dans le sol du Champ-de-Mars: la construction de la tour est commencée.
Aussitôt, levée de boucliers4 contre cette intruse5. Une protestation est adressée au ministère par des personnalités des Lettres et des Arts:
«Nous venons, écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, amateurs passionnés de la beauté jusqu'ici intacte de Paris, protester de toutes nos forces, de toute notre indignation au nom du goût français méconnu (...) contre l'érection, en plein cœur de notre capitale, de l'inutile et monstrueuse Tour Eiffel, que la malignité publique, souvent empreinte de bon sens et d'esprit de justice, a déjà baptisée du nom de «Tour de Babel». Sans tomber dans l'exaltation du chauvinisme, nous avons le droit de proclamer bien haut que Paris est la ville sans rivale dans le monde. Au-dessus de ses rues, de ses boulevards élargis, le long de ses quais admirables, du milieu de ses magnifiques promenades, surgissent les plus nobles monuments que le génie humain ait enfantés. (...)
«Allons-nous donc laisser profaner tout cela? Car la tour Eiffel, c'est, n'en doutez pas, le déshonneur de Paris. Chacun le sent, chacun le dit, chacun s'en afflige profondément, (...) Lorsque les étrangers viendront visiter notre Exposition, ils s'écrieront, alarmés: «Quoi? C'est cette horreur que les Français ont trouvée pour nous donner une idée de leur goût si fort vanté?»
C'est signé: Charles Gounod, Alexandre Dumas, Charles Garnier, François Coppée, Victorien Sardou, Leconte de Lisle, Guy de Maupas- sant, Sully-Prudhomme, J.-K. Huysmans...
(Et puis, on s'habitua si bien à cette étrange construction que Leconte de Lisle, le premier, vint faire son «mea culpa»):
«[Le poète a le devoir de saluer], dit-il, une audace magnifique, dont la majesté suffit amplement à le satisfaire. Ce colosse rigide et froid peut lui apparaître comme un témoin de fer dressé par l'homme vers l'azur, pour attester son immuable résolution d'y atteindre et de s'y établir.»
D'après Jean Prévot. Europe. Примечания:
1. Avoir la tête dans les nuages: быть мечтателем. Avoir les pieds sur terre: напротив, быть реалистом. 2. On dit une santé de fer pour une santé à toute épreuve = железное здоровье. Il y a encore ici un jeu de mots. Lequel? 3. Badins = шутливых, юмористических. 4. Всеобщее возмущение, негодование. Римские солдаты выражали недовольство полководцем, поднимая щиты. 5. Intrus = незаконно вторгшийся, непрошеный гость.
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